De retour au Québec après mon premier pèlerinage cycliste (1991), j'étais resté membre de l'association française des Amis de saint Jacques. À l'occasion de l'Année Sainte 1993, ressuscitant ainsi l'antique tradition maritime qui fait partie de l'histoire jacquaire, cette association organisait un pèlerinage à Saint-Jacques par voie de mer. Et le voyage se ferait à bord du Belem, ce merveilleux trois-mâts qui participa aux cérémonies marquant le bicentenaire de la Statue de la Liberté et entra sous voile dans le port de New York.
Qui n'a rêvé de sillonner les mers sur un des derniers grands voiliers ? Voilà donc une occasion à ne pas manquer et qui me changerait des bords monotones virés sur les douze kilomètres du lac Massawippi !
Ce Belem a toute une histoire. Lancé il y a plus d'un siècle (1896), il fit la route France - Brésil, puis fut racheté par un duc anglais, propriétaire de la Guinness, qui le transforma en yacht et en modifia la superstructure. Peu après la dernière guerre, il sera racheté par la marine italienne qui voulait en faire son navire-école, mais l'état de la carène était tel que ce projet dut être abandonné. Mis en vente, il fut finalement racheté par une fondation française, l'Association pour la Sauvegarde et la Conservation des Anciens Navires Français. Remorqué à Paris, où il restera quatre ans en bord de Seine, il sera restauré par une équipe de bénévoles à partir de laquelle sera formé le premier équipage du voilier rénové. La coque avait dû être restaurée et "rapiécée", de l'étrave à l'étambot, au point qu'une brochure croit nécessaire de rassurer les puristes en garantissant qu'il reste "encore beaucoup" de la structure et des tôles originales ! Ceci rappelle l'histoire que raconte le premier navigateur solitaire, le célèbre Joshua Slocum. Capitaine à la retraite, ce marin de Salem acheta une vieille coque de noix qui achevait de pourrir dans un port de la Nouvelle-Angleterre. Pour la restaurer, il finit par remplacer une à une chaque membrure et chaque planche du bordé - ce qui le conduisit à poser la question métaphysique de savoir si, entre le même et l'autre, son bateau avait conservé son identité première !
Toute métaphysique mise à part, je pris sans tarder mon inscription à ce pèlerinage peu banal qui nous ferait traverser le Golfe de Gascogne en aller-retour, de Lorient en Bretagne, à La Corogne en Galice.
Lorsque je débarquai du train ce jeudi soir, le Belem était à quai, mâts, vergues et espars étincelants de blancheur sous l'éclat de ses projecteurs. Sur l'arrière-plan du ciel noir, tel un mirage échappé du temps se réverbérant sur l'eau calme, il semblait participer d'une beauté qu'on aurait dite éternelle.
Après ce qu'il fallait de réception à la Mairie, de messe et de bénédiction du bateau, vint le moment du départ. Quelle que soit la durée du voyage, que l'on traverse l'Atlantique en paquebot ou le fjord du Saguenay en traversier, le départ d'un navire est toujours un spectacle impressionnant, avec ses bruits de timonerie, le puissant brassage des hélices, la succion des tourbillons d'eau, les manoeuvres scandées de coups de sifflets précis. Une à une, les amarres sont lâchées et le Belem s'écarte majestueusement, tandis que sur le quai une chapelle de la Marine française, fifres, binious, tambours et tambourins, donne une aubade très bretonnante. On s'engage dans le goulot du Blavet.
Le vent est bon, il y a un soleil encore assez froid tandis que, rapide, l'ombre des nuages glisse sur les flots gris hachurés d'écume. Une à une, les voiles sont déferlées et prennent le vent en un grand claquement. Entre le hululement des bouées et le sifflement des étais, on perçoit tout juste le tintement de la cloche de Notre-Dame de Lomener qui, depuis toujours, sonne un dernier au revoir au passage des grands voiliers. Devant nous, l'île de Groix, puis la mer ouverte.
Tout le navire avait été nolisé par les Amis de Saint-Jacques, et nous étions 48 pèlerins, répartis en trois "tiers" de seize stagiaires, chaque tiers étant de quart (je n'y peux rien, c'est comme ça) durant trois heures d'affilée.
En fait, trois heures de veille, ou de corvée, selon l'appréciation de chacun, alternaient avec six heures de repos, ce qui donne un rythme de vie auquel on s'habitue bien, sauf qu'avec les heures de repas, nous pouvions rarement dormir plus de quatre heures d'affilée, et encore fallait-il, comme Napoléon, être capable de s'endormir sur commande à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Cela s'acquiert d'ailleurs assez vite et quoiqu'il y eût parmi nous quelques pèlerins plus âgés, ce rythme semble n'avoir incommodé personne.
Nous logions au niveau du faux-pont, c'est-à-dire au premier étage inférieur et étions répartis par groupes de douze en quatre cubicules contenant chacun quatre rangées de trois étroites couchettes superposées. En plus de la couchette, chacun de nous disposait d'une petite armoire personnelle. L'espace nous était donc chichement mesuré, de même que l'air et la lumière, car il n'y avait pas de hublot et, seule, une étroite manche à air permettait un minimum d'aération. À la fin de chaque quart, le quartier-maître réveillait la garde montante à grands coups de "Branle-bas, branle-bas", ce qui était une autre façon de respecter la tradition de la marine à voile, ... et de réveiller l'ensemble des quatre chambrées par la même occasion.
Evidemment, l'espace restreint de nos cubicules ne se prêtait guère aux confidences et c'est ainsi que je fus le témoin involontaire d'une discussion inattendue entre un "co-grabataire" et l'aumônier du groupe, dans le civil, curé d'un village breton. D'après ce que je crus comprendre, la conversation roulait sur l'état du catholicisme actuel, que l'un et l'autre s'accordaient à trouver déplorable, car, disaient-ils, il n'était plus guère qu'un "christianisme sociologique". À mon étonnement cependant, mon compagnon se donnait lui-même en exemple d'un tel glissement: "moi-même, dit-il, je suis chrétien, mais, comme tant d'autres je ne pratique pas, et d'ailleurs je n'ai pas vraiment la foi non plus". Ni pratique, ni foi, que reste-t-il donc ? Mais au retour de St-Jacques, je le vis qui avait acheté pas moins de sept statuettes du saint, en pierre recomposée, deux grandes et cinq petites, qu'il avait fièrement disposées en rang d'oignons sur la table du mess. J'en étais presque aussi ahuri que Tintin découvrant l'atelier où se fabriquaient en série les reproductions fidèles du fétiche des Arumbayas. Là-dessus, il invita le même aumônier à bénir les sept statuettes, ce que ce dernier fit très cérémonieusement, incantation latine à l'appui !
Nous ne nous étions pas embarqués pour une croisière de luxe et notre confort minimal cadrait bien avec ce que l'on peut attendre d'un pèlerinage nautique. Notre groupe était assez varié dans sa composition. La plupart étaient Français, mais il y avait aussi deux ou trois Suisses, et un Hollandais, commandant e/r de la marine néerlandaise. Grand et fort, il ressemblait à s'y méprendre au Hollandais volant, dont il était sans doute un descendant direct. Parmi nous également, deux généraux de l'Armée française et un colonel, que l'on imaginait très bien, avec ses cheveux courts taillés en brosse et sa souplesse féline, à la tête d'un commando de para.
Plusieurs n'en étaient pas à leur premier pèlerinage. Certains l'avaient fait
à pied, d'autres à bicyclette, quatre ou cinq à cheval ou en bateau, quelques-uns encore, plus
bourgeoisement, en voiture ou en car.
Parfois, ils n'avaient parcouru que le Camino francés, plusieurs étaient partis de Vézelay mais je crois qu'en distance absolue,
parti de la frontière hollando-belge, je tenais le record.
Le plus polyvalent était sans doute un de nos généraux, qui en était à son cinquième pèlerinage et
qui avait réalisé les précédents à bicyclette, à pied ou à cheval.
Mais le champion était le Hollandais, qui en avait déjà cinq à son actif et qui, en plus d'un voyage en bateau, avait
parcouru à pied chacun des quatre chemins traditionnels, partant de Vézelay, du Puy, d'Arles et de Tours. Comme quoi, la marine
dégourdit les jambes !
Incluant le chef cuisinier et deux jeunes qui avaient la chance de faire leur service militaire comme matelots à bord du Belem, l'équipage ne comportait qu'une dizaine d'hommes, ce qui n'est pas beaucoup pour un tel navire. Il était donc entendu que nous participerions au moins aux manoeuvres les plus rudimentaires, celles qui ne demandaient que le nombre et le muscle brut, telles que haler les drisses ou les balancines, ou étarquer les écoutes. Pour ce qui est de la manoeuvre des voiles, le Belem ne triche pas: aucun winch à bord, mais d'authentiques et antiques palans à manipuler à force de bras. L'âge moyen de notre groupe étant probablement le double de celui des stagiaires habituellement reçus, ce dur labeur nous demandait beaucoup d'efforts. Aussi lorsqu'il s'agissait de hisser les vergues, toute la section qui était de quart s'y mettait. Comme, de plus, nous manquions totalement de coordination, malgré les "ho-hisse" énergiques du bosco, chacun tirait à hue et à dia, ahanant, en dérapant sur le pont mouillé et notre efficacité était inversement proportionnelle à l'enthousiasme de notre dépense d'énergie. Mais finalement, par force brute plutôt que par art, les vergues étaient hissées, les voiles déferlées et correctement orientées.
Nous avions un excellent vent portant, atteignant parfois, selon l'estime du Commandant, la force de 8 à 9 Beaufort. Toujours à la voile, sans l'aide du moteur, le bateau marchait bien et, comme prévu, nous avons mis quatre jours pour nous rendre à La Corogne. Au retour, le vent avait encore forci, mais comme il n'avait pas changé de quart, nous l'avions maintenant dans le nez et, penauds, nous sommes rentrés au moteur, toutes voiles carguées. Ce qui, évidemment, par rapport à la vraie marine à voile, était une tricherie éhontée. D'ailleurs, même à l'aller, sous voile, nous étions accompagnés du halètement constant du puissant groupe électrogène qui fournissait l'électricité de bord, entorse qu'un puriste ne pourrait que déplorer.
Nous avions nos tours à la barre, et, après un minimum d'entraînement, nous étions capables de garder un cap honnête. Pourtant, la mer était assez grosse et nous prenions les lames au trois-quart, ce qui faisait qu'il fallait chaque fois corriger la course, ce qui demandait un effort considérable, même avec une roue de près de deux mètres de diamètre.
Nous pouvions également grimper dans la mâture et participer aux manoeuvres des voiles, mais je ne crois pas que nous ayons été plus de cinq ou six, sous le lent balancement des mâts, à monter dans les haubans, et à nous glisser, en plein ciel, jusqu'à l'extrême pointe de la vergue de cacatois, plus haut encore que celle du grand perroquet ! Il est peu probable qu'arrivés là, nous autres, marins d'eau douce, ayons encore été d'une utilité quelconque dans l'étarquage des voiles, mais, de là haut, on surplombe la mer de près de quarante mètres, et on jouit d'une vue à couper le souffle sur le pont, la mâture et les agrès, avec pour seul bruit le hurlement du vent, la déchirure de la mer et le lourd ressac des vagues. Les voiles tendues en plein vent, éclatantes de blancheur sous le soleil, se détachaient aveuglantes sur le bleu profond de la mer et du ciel.
Différence importante par rapport aux pèlerinages d'antan, nous ne risquions de souffrir ni de la faim, ni du scorbut. La cuisine était à la fois plantureuse et de bonne qualité, mais, mesure générale de prudence sans doute, le Belem est malheureusement au régime sec. Un coup de rouge aurait pourtant été bien reçu. Notons cependant que, agréables exceptions, les deux ou trois réceptions données par le Commandant étaient largement arrosées d'une variété de bières, de vins, de gin, de whisky et, obligatoirement puisque nous naviguions en voilier, d'un excellent rhum des Îles Sous-le-Vent...
Quoique nous n'ayons jamais abordé de question politique, il était assez clair, comme je pourrai vite le constater, que le groupe comme tel tendait vers cette droite catholique et conservatrice, "vendéenne", si caractéristique d'une certaine France. Il n'y avait pas de radio civile à bord, sauf celle du chef cuisinier. C'est par lui que nous avons appris, l'après-midi du 1er mai, la nouvelle du suicide de Bérégovoy, nouvelle tragique, quel que soit notre bord politique, d'autant plus que Bérégovoy, malgré l'imbroglio financier où il paraissait mêlé, avait toujours été un homme d'une haute valeur morale, intègre et totalement dévoué à sa cause. Or, comme je marquais mon étonnement à propos de ce suicide, l'aumônier, d'un air hésitant et dubitatif, me fit comprendre que ce geste, au fond, ne l'étonnait pas tellement: "Vous savez, me dit-il, vous savez, le pouvoir est chose dangereuse, le pouvoir corrompt même les meilleurs, et Bérégovoy, on l'a découvert, était depuis quelque temps mêlé à des affaires fort louches...". Venant d'un aumônier, ces paroles ne manquèrent pas de m'étonner.
Mais il y eut mieux. Il y avait parmi nous un homme jeune, d'allure énergique, élancé, au regard franc et clair, le type même du jeune Français racé, promis à un bel avenir. Sa seule réaction en apprenant la nouvelle: "Bof ! par les temps qui courent, la gauche française ferait n'importe quoi pour attirer l'attention".
Comme prévu, nous arrivons à La Corogne dans la journée du lundi. Nous longeons la "Tour d'Hercule", phare construit au deuxième siècle après J.C., et toujours en opération depuis lors. Quelques bateaux caracolent autour de nous, parmi eux, la presse et la télévision avec ses caméras. À quai, nous sommes accueillis par un groupe de cornemusiers locaux, de quoi, sans doute, souligner les affinités entre Bretons et Galiciens. Car Écossais, Irlandais, Gallois, Bretons et Galiciens appartiennent tous à la même branche celtique. Les Galiciens n'ont gardé aucune trace de leur langue ancestrale, mais ils conservent deux coutumes typiquement gaéliques, celle de délimiter leurs champs par des murets de pierres brutes - comme cela se fait encore en Nouvelle-Écosse - et celle de jouer de la cornemuse, instrument national par excellence dans toutes ces contrées. Bagpipes en Écosse, uillean en Irlande, binious en Bretagne et gaitas galiciennes, tous ces instruments sont construits selon le même principe: une outre en cuir sert de soufflet, un pipeau module la mélodie et les deux autres chalumeaux se chargent de produire ce bourdonnement monotone, si caractéristique de la cornemuse. Cependant, si en Bretagne le biniou, dans une large mesure, ne doit sa survie qu'à un regain d'intérêt pour les folklores locaux, en Galice, la gaita est omniprésente et, à Saint-Jacques, son grêle hululement résonne à chaque coin de rue.
Je me ballade le long des quais de la Corogne, où le Belem attire les regards de tous. Par dizaines, les promeneurs du soir convergent vers notre voilier et semblent nous considérer avec un mélange de respect et d'envie.
Le lendemain, notre car s'engage sur l'autoroute puis, contournant St-Jacques, traverse un village au nom étonnant de Esclavitud, et nous conduit ainsi à Padrón, là où la barque du saint apôtre accosta après avoir remonté le cours du rìo Ulla. Padrón est un endroit agréable et un parc planté de beaux platanes borde la rivière limpide où jouent de belles truites. En une grotte sous l'autel de l'église, on peut encore admirer la lourde borne romaine à laquelle les anges amarrèrent leur esquif. Une inscription récente signale, avec un brin de scepticisme souriant, qu'"il est pieux de croire - pie creditur - qu'à cette borne les anges attachèrent la barque contenant les restes du fils de Zébédée". C'est de ce point que d'autres péripéties miraculeuses devaient conduire les restes mortels du Matamore au lieu de son dernier repos.
Nous arrivons finalement au but de notre voyage. Nous abordons la ville par ce qui en est sans doute les plus laids faubourgs que, par chance, je n'avais pas aperçus lors de mon premier pèlerinage. Heureusement, le bus nous conduit immédiatement au Paseo de la Herradura, vaste parc faisant partie des anciennes fortifications de la ville. De ce point de vue unique, le voyageur émerveillé découvre d'un coup d'oeil le coeur de l'ancienne cité médiévale, centrée autour de sa cathédrale.
En cette année sainte, la ville est noire de monde et par cars entiers toute l'Europe semble s'y être donné rendez-vous. Une agitation monstre règne à la place de l'Obradoiro, où des groupes variés, participant à un vaste pèlerinage organisé, prennent la cathédrale d'assaut. Une grand-messe va être dite à leur intention, ce qui me donnera l'occasion de voir en action le célèbre botafumeiro, l'énorme encensoir qui ne sort de son musée qu'aux grandes occasions.
J'ai peine à me glisser dans la nef, tant la foule y est compacte, mais j'arrive finalement à me faufiler jusqu'à l'angle du transept, où je me hisse sur la base d'une colonne. La position, pieds tordus, est précaire et manque de confort, mais je ne risque pas de perdre l'équilibre, tant la foule qui m'entoure me plaque dos à la colonne. Je m'y trouve finalement fort bien, dominant de près d'une tête les vagues tourbillonnantes des masses assemblées.
La messe sera célébrée en grande pompe par monseigneur Antonio Marìa Ronca Valera, archevêque de Saint-Jacques-de-Compostelle, entouré des nombreux chanoines de son chapitre, tous portant leur somptueux camail bordé de vair. Seule concession à l'âge contemporain, les lectures sont dites en espagnol, mais la liturgie et ses hymnes sont celles de ces grand-messes impressionnantes dont j'avais gardé le souvenir préconciliaire.
Du haut de la chaire de vérité, un puissant baryton entonne le Gloria, puis le Credo, que la foule, enthousiaste, reprend en choeur, dirigée par les amples mouvements de ce maître de musique, et se déroule alors, impressionnante en sa majesté sublime, l'ordonnance des anciens dogmes. Foin ici du recueillement de la piété nordique, mais une ferveur collective qui englobe et entraîne tous ceux qui, croyants ou non, sont ici présents. Comme tant de fois depuis bientôt mille ans, l'antique voûte s'anime et amplifie ce vaste bruit de foule qui prend le ciel d'assaut. Lors de la communion, je compte pas moins de onze prêtres qui, en différents endroits de la cathédrale, distribuent l'hostie, perdus parmi ces tourbillons de fidèles, où courants ascendants et descendants se croisent et se mêlent en un vaste charivari humain.
La cérémonie s'achève et voilà qu'apparaît, porté sur son palanquin, le botafumeiro célèbre. Lentement, pressé de toute part, le cortège de ses porteurs, tout de rouge vêtus, se fraye un chemin vers le transept, puis l'encensoir est déposé au centre de la cathédrale, à l'aplomb de la plus haute clef de voûte. Entre-temps, on a décroché du pilier qui le maintenait écarté, un cordage énorme, gros comme le bras d'un jeune enfant. Tout en haut, il passe dans une poulie puis redescend là où maintenant attend l'encensoir. Un des porteurs approche un escabeau et, par une impressionnante série de noeuds et de clefs, y fixe la corde. La foule se fait attentive et presque silencieuse pendant que l'archevêque, entouré de ses chanoines, descend les marches de l'autel. Deux acolytes lui présentent une coupe d'argent d'où, à pleines cuillerées, il puise l'encens qu'il mêle aux charbons ardents. Aussitôt, une large spirale de fumée s'élève jusqu'aux voûtes, puis s'étale en volutes bleues, et l'odeur de l'encens, odeur âcre et sacrée tout à la fois, évocatrice de tant de liturgies grandioses, se répand de partout dans la nef.
Cinq ou six autres personnages, eux aussi en cape rouge, s'approchent et, tirant sur le câble, élèvent le botafumeiro à quelques pieds du sol. Une première impulsion lui est donnée, puis, pendus en grappe, à grands coups de "han !", les six hommes halent de façon rythmée chaque fois que l'encensoir amorce sa course ascendante. Un dernier et vibrant cantique est entonné par la foule dont la tension croît à mesure que s'élève le botafumeiro. Bientôt, le long balancier balaie toute la largeur du transept, s'élevant chaque fois presque à l'horizontale, l'encensoir crachant de plus belle la fumée de ses aromates. Le spectacle est ahurissant et la foule, fascinée, éclate en grands cris de joie et une salve d'applaudissements accueille finalement le dernier soubresaut du botafumeiro.
Il était maintenant près de deux heures et nous nous étions donné rendez-vous au couvent des Franciscains où le repas du midi devait nous être servi, après que nous eussions assisté à un spectacle folklorique - ce dont je me méfie a priori. À raison d'ailleurs car, lorsqu'arrive enfin le groupe annoncé, je me rends compte qu'il s'agissait d'un groupe de cornemusiers bretons ! Traverser le Golfe de Gascogne pour passer quelques heures à Saint-Jacques, et en consacrer près de la moitié au folklore breton, voilà qui me semblait mal doser les plaisirs; aussi sans attendre spectacle ni repas, et malgré les appels de l'estomac, je préfère y aller d'une dernière promenade en ville. Au premier restaurant venu, je commande quelques bocadillos. Un des membres de l'équipage, Breton authentique celui-là, avait eu la même idée et vient s'asseoir à ma table: "Alors, vous non plus ne restez pas au spectacle?" - "Oh, me répond-il, vous savez, moi et ces bretonneries...".
Pour un dernier coup d'oeil, je suis rentré dans la vaste cathédrale, maintenant toute de calme et de paix. Les pas furtifs de quelques rares pèlerins égratignent à peine le silence et seuls les lumignons sur leur rateliers percent la pénombre d'un halo ocre.
Je me suis assis sur un des derniers bancs, à l'arrière de l'église. Le soleil, à ce moment, perça les nuages, et un rayon de lumière, filtrant au travers d'une haute verrière, éclaira un instant la chaire de vérité. Mais elle était vide, et nul n'y proclamait la Parole. Et Saint Jacques, sur son autel, tel un Bouddha énigmatique, me fixait de ses yeux lointains...
Ce récit a d'abord été publié en néerlandais dans la revue De Pelgrim, organe de l'association flamande de Saint-Jacques-de-Compostelle, nE58, sept.1999, p.129-136. J'en donne ici une version légèrement remaniée.
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