C'est l'anniversaire du décès de mon fils Lionel. Voilà onze ans. Et je dédie cette journée à tous "mes" morts. Mes enfants, mes parents, ma famille, ma promotion de Saint-Cyr.
L'aurais-je programmée, je n'aurais pas fait mieux. Elle va être la journée la plus haute, la plus longue, la plus éreintante. La plus exaltante. Bcharré est à 1500 mètres d'altitude et nous devons, quinze kilomètres plus loin, passer le col des Cèdres à 2600 mètres.
Nous n'avons pris qu'un peu de thé en guise de déjeuner. Nous n'avons pas osé demander du pain car il nous a semblé qu'il en restait le strict nécessaire pour les deux enfants de Farès, prêts pour l'école. La maman était tellement timide qu'elle n'aurait pas osé refuser. Nous achetons du pain et nos fruits et légumes habituels en ville et nous dévorons une partie de notre provision de pain tout en marchant.
Bcharré est une grande bourgade animée ; ce n'est pas une ville qui se vide et se remplit de façon saisonnière comme Ehden. Elle est vivante de bon matin. C'est une ville fervente, aussi ; on dit dans le bas de la vallée que Bcharré est la ville aux vingt églises. À rapporter à ses 5000 habitants. C'est aussi la ville de Khalil Gibran, peintre, écrivain et poète du début du vingtième siècle. Ayant séjourné en Europe et aux États-Unis, il est frappé, à son retour au Liban, par l'emprise quasi féodale des grandes familles et du clergé sur les populations. On le comprend. Il a exprimé cette observation avec une telle intensité dans ses œuvres littéraires − Le Prophète, et encore Les Processions − qu'il a été excommunié par le patriarche. La ville de Bcharré n'en maintient pas moins le souvenir de Gibran dans sa maison natale qu'elle a transformée en musée. Dans notre hâte d'en découdre avec la haute montagne, nous n'attendons pas son ouverture trop tardive.
Encore un poste de contrôle de l'armée syrienne à la sortie de la ville... Application tout à fait naturelle du principe de symétrie. Compte tenu du sentiment qu'a exprimé Farès, hier, quand je l'en ai sollicité, selon lequel les habitants de Bcharré se sentaient en sécurité sous cette protection syrienne, je refoule mon sentiment de révolte.
Nous atteignons la station des Cèdres en milieu de matinée. Elle se résume à une douzaine d'hôtels et restaurants. Un seul est ouvert. Histoire de faire marcher le commerce, on s'arrête pour y prendre un coca. La nuit a été glaciale, le petit matin est très frais, mais dès que le soleil a pris un peu de hauteur, il fait une chaleur cuisante qui assèche le gosier.
À la sortie de la station, on longe le "conservatoire" des cèdres : La forêt d'une poignée d'hectares qui survit à l'exploitation inconsidérée de dizaines et de dizaines de générations est entourée d'une clôture édifiée, nous dit-on, sous le mandat français. "Arz al-Rab" (le cèdre de Dieu, mentionné 103 fois dans la bible) vit maintenant tranquille à l'abri de ce sanctuaire. C'est vrai que cet arbre est saint !... On le retrouve dans les charpentes des temples, des églises et des mosquées, dans les sépultures et les sarcophages. Mais il a surtout une manière très particulière de tendre sa ramure vers le ciel, comme en un geste d'offrande ou de prière.
Dans ce sanctuaire, on compte, paraît-il, deux arbres tri-millénaires. Encore jeunes pousses, ils ont peut-être vécu un temps en compagnie de ceux qu'on a abattus pour construire le temple de Salomon. Une dizaine d'autres seraient millénaires ou bi-millénaires. Quelle jeunesse !
Après la cédraie, on débouche sur un immense plateau désertique, sorte de reg caillouteux blanchi par le soleil, qui va en pente douce à la rencontre de la montagne, immense, monolithique, inquiétante. Le soleil la frappe avec une telle ardeur qu'il ne révèle aucune ride. C'est une montagne sans ombre. Elle se prolonge sur notre gauche, c'est-à-dire au nord, par le Qornet al Saouda − le mont noir − le toit du Liban, à 3088 mètres d'altitude. À trois heures de marche... Mais nous ne ferons pas le détour. En face, dans le prolongement de la route, les équipements de la station de ski dont on distingue les détails au fur et à mesure de notre avance : Trois tire-fesses de faible portée et deux cabanes à l'apparence provisoire. Juste de quoi satisfaire les skieurs débutants. À notre droite, le col, enneigé. On distingue maintenant la longue trace en zigzag de la route qui y conduit.
Nous voici bientôt au pied du mur. La route est plus étroite et beaucoup plus rustique. Ce sont les Français qui l'ont construite pendant le mandat. Avant eux, on ne communiquait pas d'une vallée à l'autre, de la Qadisa à la Bekaa. La paroi montagneuse répercute la chaleur du soleil. Il fait chaud et froid à la fois, c'est surprenant : Notre corps, notre peau sont au gril pendant que l'air qui pénètre dans nos poumons est frais comme une source. La pente est rude, très rude... dix, douze... quinze pour cent peut-être. Dans les virages − j'en ai compté quatre entre les cinq grands segments du zigzag − je n'arrive pas à conserver la corde tant elle aggrave la pente. Avec ses grandes jambes et sa carrure athlétique, Patrick marche plus vite, mais il s'arrête plus souvent pour souffler. On est seuls. Il n'y a pas âme qui vive dans cette montagne. On est heureux de notre solitude, une solitude de pionniers.
On fait notre pause casse-croûte dans une petite niche, dans les rochers et les cailloux arrachés à la montagne par le gel.
Là, on échange nos inquiétudes :
− À notre allure, nous parviendrons au col entre seize et dix-sept heures.
− Il nous restera alors une heure pour atteindre Aïnata avant la nuit. D'après la carte, il y a six ou sept kilomètres à vol d'oiseau.
− C'est malin... On n'est pas des oiseaux !... Tu as vu les lacets sur la carte ?... Quand on sera au col, on n'aura même pas fait la moitié du trajet.
− Oui, mais en descente !.. Écoute, quand on sera arrivés au col, on verra bien, on prendra notre décision là-haut.
− Quelle décision ?... Il n'y a qu'une alternative : ou bien coucher sur place, ou bien continuer.
Et on repart.
Dans la souffrance.
Cette journée, que j'ai particulièrement dédiée à mes morts, je suis après tout heureux qu'elle contienne un peu d'inquiétude en plus de la souffrance. C'est le bas des reins qui peine, c'est le devant des tibias qui tire jusqu'à la douleur, c'est l'avant de la cuisse qui fait mal, c'est le cœur qui me tourmente avec ses bondissements qui retentissent dans le cou, la tête... C'est la blessure du petit orteil qui se réveille... Bououf !... Il vaut mieux penser à autre chose. Regarde un peu comme on domine le monde. Regarde comme la Qadisa devient dérisoire. Regarde, là-bas au couchant, comme tu as escamoté la Méditerranée. Tu l'as quittée avec tant de tristesse. Et tu vas t'élever encore plus haut, la tête dans les nuages. T'as dit dans les nuages ?... Y'a pas un seul nuage.
Sur le chemin de Compostelle, je trouvais chaque jour une chapelle, un pardon ou une de ces simples croix qui ponctuent souvent nos carrefours en rase campagne, pour m'y arrêter et faire une prière que je ne terminais pas sans évoquer mes morts et les recommander à Dieu, à la Vierge Marie et à saint Jacques. Je commençais toujours mon énumération par Lionel, puis Xavier et Laurent et je continuais ensuite en remontant l'ordre chronologique inverse des décès. Et je m'attachais à n'omettre personne car j'avais l'impression que j'aurais fait régresser l'âme oubliée d'un degré dans la béatitude du Paradis. C'est une responsabilité écrasante.
Ces deux dernières années, la liste de mes morts s'est enrichie − si j'ose dire − de mon beau-frère Roger, un homme droit et généreux qui était devenu un vrai frère ; et tout récemment de ma mère dont la dernière ambition était de fêter son centième anniversaire et que Dieu a rappelée à lui avec cinq mois d'avance.
Sans oublier les 133 morts de ma promotion "Maréchal de Lattre", une des plus belles promotions de Saint-Cyr dont les survivants s'enorgueillissent des cinquante camarades qui sont "morts pour la France". Une promotion de Saint-Cyr, c'est une deuxième grande famille.
Voilà, c'était la bonne manière : S'évaporer. Mais il suffit d'un rien, une goutte de sueur qui franchit la frontière des sourcils ou un pied qui trébuche et le présent reprend toute son importance, le corps se rappelle souvent au souvenir de l'esprit. Il le ramène aux douloureuses certitudes terrestres. Il n'empêche, j'ai bien avancé. Il y a longtemps que j'ai passé la troisième épingle à cheveux... Encore un virage et c'est la dernière ligne droite. Je cherche à vider ma tête, ou plus exactement à la remplir de choses complètement étrangères au pèlerinage, à Jérusalem, au Liban, à la Qadisa. Tiens, par exemple, quand j'aurai fini la tirade d'Antiochus qui avoue son amour à Bérénice et lui annonce son départ pour le royaume de Commagène, je parie que je serai arrivé au dernier virage :
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
...........
Eh bien non. Il faut que j'ajoute une tirade d'Atalie :
Jérusalem, par moi, goûte un repos profond ;
Le Jourdain ne voit plus l'arabe vagabond
Ni l'altier philistin, par d'incessants carnages,
Comme au temps de vos rois désoler les rivages.
Le syrien me traite et de reine et de sœur
Même de mon parti le perfide oppresseur
Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie,
Jéhu, le fier Jéhu tremble dans Samarie.
..........
Eh bien tu vois, le virage est passé. Tiens !... Patrick est affalé sur le bas-côté, là-bas, il récupère. M'arrête ?... ça ferait du bien de souffler ; tout mon sang est en bouillonnement, la sueur inonde tout mon corps en révolution. Non !... M'arrête pas. En passant, je ne décoche même pas un geste à Patrick, faut pas perturber le rythme ; juste un changement d'expression, haussement d'un sourcil, froncement du nez. Un signe de l'intérieur. Rien qui ne change le tempo. C'est moi qui arriverai le premier au col. Comme les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle qui cheminent en groupe : Le premier qui arrive sur le mont Gozzo (le mont de la joie) d'où l'on découvre enfin Compostelle est le roi du groupe. Et pendant toute la durée du chemin de retour, on l'appelle "le roi". Nombre d'entre eux ont conservé ce nom toute leur vie et l'ont transmis à leur descendance. D'où la pléthore des "Leroi" et autre "Leroy" dans le paysage de nos patronymes.
Une petite voix intérieure me dit "vas-y Jeannot"... et je l'écoute : encore un coup de reins, encore un coup de rage, encore un coup de talon, un dernier coup d'énergie... et...ça... y.... est !....
On pose le sac, on boit avidement de grandes rasades, on reprend son souffle... Puis, malgré la hâte, on prend le temps de la contemplation du monde que l'on va quitter et de celui que l'on aborde; de la Qadisa, pieuse et opulente et de la Bekaa mystérieuse dont on va percer les secrets. On découvre, loin à l'orient, l'Anti-Liban qui lui sert de frontière avec l'immensité syrienne et qui étire son échine jusqu'au Golan, entre Syrie et Galilée. La Bekaa s'alanguit entre ces deux montagnes, entre les monts du Liban et de l'Anti-Liban auxquels elle semble s'agripper pour ne pas s'amollir. Malgré le réseau serré de lignes bleues qu'on peut lire sur la carte, elle nous parait aride et sèche. Pourtant, l'Oronte et le Litani y prennent leur source, y creusent leur lit et drainent les neiges fondantes et les restes des nuages qui ont pu passer la première ligne de montagne sans s'épuiser entièrement. Le soleil couchant qui fait glisser sa lumière la revêt d'une teinte blonde striée d'ombres violettes. Par endroits, le travail de l'homme a dessiné des formes géométriques où la rare végétation semble plus disciplinée. Pourtant, on ne distingue aucune habitation, pas la moindre construction, pas la moindre présence humaine aussi loin que porte le regard. Nous sommes seuls, et la Bekaa s'offre à nous, blonde, lascive et endormie.
Adieu, Qadisa. À nous Bekaa.
Dire comment on a dévalé quelque huit cents mètres d'altitude en un rien de temps pour nous retrouver à l'entrée d'Aïnata m'est pratiquement impossible. J'ai l'impression qu'en reconnaissance de mon pèlerinage de Compostelle, saint Jacques m'a soulevé par les bretelles de mon havresac pour me déposer là, à l'entrée du village, tellement on a été vite.
Passée la montagne, on s'imagine être des pionniers. On croit être les premiers à fouler cette terre isolée du reste du monde par deux hautes barrières montagneuses. On se prend pour les "Marco Polo" de la Bekaa. Eh bien! non... Notre surprise est grande de déchiffrer un grand panneau qui annonce, en arabe et en français "Région jumelée avec le département de l'Oise". Voilà une entité administrative française qui nous a volé nos illusions.
Nous nous affalons devant la boutique de l'épicier du village qui nous offre le thé. Brûlant ! Il est le bienvenu car ce versant de la montagne nous enveloppe de son ombre froide. Nous sommes rapidement entourés d'une dizaine de personnages qui s'intéressent à nous. Nous sommes de nouveau en pays de curiosité. Et de la stricte arabophonie aussi : Nous devons nous réhabituer aux conversations imprécises, dans une mixture anglo-arabe, où l'expression de nos attentes les plus élémentaires - un toit, un repas, un robinet - a besoin d'au moins trois allers et retours dans la communication pour éliminer les malentendus. L'un de nos interlocuteurs nous annonce qu'il est syrien et ne connaît personne ici ; un autre, plutôt âgé et qui a conservé l'habillement traditionnel du bédouin, chalwar et entaré*, nous offre une poignée de pois chiches. De nouveaux curieux arrivent. Une fourgonnette s'arrête, son conducteur hurle un ordre bref. Trois de nos compagnons embarquent dans la caisse et la camionnette redémarre dans un grand bruit de moteur. Ce sont des ouvriers agricoles saisonniers syriens, nous dit l'épicier. Deux voitures arrivent en trombe et les personnages qui en descendent, habillés à l'européenne, questionnent nos badauds et s'en retournent en faisant crisser leurs pneus et sans nous avoir prêté la moindre attention. C'est bon signe ; cela signifie que le bruit de notre arrivée circule dans l'agglomération.
(*) culotte bouffante et espèce de boléro long.
Cinq minutes ne se sont pas écoulées qu'en effet un homme jeune et élégant dans sa chemise à carreaux et son blouson d'aviateur nous invite cordialement à le suivre jusque dans la maison de ses parents, derrière l'église. On est tout de suite à l'aise dans une ambiance familiale cossue. La maison est belle, le séjour est spacieux, les fenêtres sont doubles car il fait froid dans ce village d'altitude, et l'un des deux panneaux est constitué de vitraux multicolores. Rudy - c'est notre jeune hôte - ressemble à sa mère. Ils sont tous les deux bruns aux yeux bleus. Leurs ancêtres sont peut-être des "Poulains" car les yeux bleus sont rares ici. C'est le nom qu'on donnait aux fruits de l'union entre un croisé et une femme indigène : De nombreux croisés, seigneurs ou roturiers, se sont fondus avec bonheur dans la civilisation orientale.
Outre ce qui a fait plusieurs fois notre ordinaire, le repas de mezzés comporte deux éléments nouveaux pour nous : Des choux-fleurs confits et des lentilles aromatisées d'herbes inattendues. Sans oublier le miel dont je n'ai pas compris s'il était mélangé à un suc de palmier ou bien si, persuadés que nous ignorions ce sublimé, on voulait m'expliquer qu'il était le produit du butin des abeilles. C'est le même mot − nahl − qui, en arabe, désigne l'arbre et l'insecte. Peut-être voulaient-ils m'enseigner que les abeilles, ici, butinent les palmiers...
Rudy et ses parents sont maronites, mais le village rassemble les deux confessions, chrétienne et musulmane. Ce doit être un des rares lieux où persiste une telle cohabitation après tous les affrontements sauvages et meurtriers qui les ont opposées. Rudy nous confie qu'il a été pendant plusieurs années membre des "Forces libanaises" sous les ordres de Samir Geagea. Cette milice était le bras armé du parti des "Phalanges libanaises" − les "Kataëbs" − le parti le plus radical en matière de nationalisme libanais et d'hégémonie maronite, le plus intransigeant sur les plans de la morale politique, du civisme, de la responsabilité et du sens de l'honneur. Autant de vertus qui l'ont amené à combattre successivement toutes les factions libanaises et même ses propres amis politiques et ses coreligionnaires quand ceux-ci semblaient s'écarter de la ligne politique ou morale. Libanité, libanité, que de crimes...
Pour le gîte, après le couvert, Rudy nous conduit dans la maison de sa cousine May, une quadragénaire que la guerre libanaise a rendu veuve depuis longtemps. Elle parle à la vitesse d'une mitrailleuse, encaisse trente dollars à la vitesse d'un prestidigitateur et disparaît à la vitesse du vent. Elle s'est réfugiée chez sa mère, dans la moitié inférieure de la maison pour nous laisser l'entière disposition de la moitié supérieure. Rudy nous tient compagnie, nous raconte sa vie de célibataire chômeur à Beyrouth − il n'est ici que pour de courtes vacances − dans la chasteté et la tempérance, avec la télévision − qu'il regarde, nous dit-il, jusqu'au petit matin − pour seule compagnie. Notre escale à Aïnata est pour lui une bénédiction et il aimerait prolonger très avant dans la nuit notre laborieuse conversation, mais il se rend compte de notre lassitude et nous abandonne dans cette maison froide pour une nuit profonde et réparatrice, peuplée de rêves familiaux.
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