Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Mercredi 22 novembre : de Anjar à Dimas, passage de la frontière libano-syrienne.
Yaoum al arbah, 26 sha'ban

Notre hôtesse nous avait demandé à quelle heure nous souhaitions prendre notre petit déjeuner en nous précisant que c'était pour elle un jour de repos en vertu de l'anniversaire de l'indépendance libanaise. N'osant pas le lui demander trop tôt, nous avons hasardé une proposition moyenne qui a semblé convenir et nous nous retrouvons à sept heures avec elle − je crois me rappeler que son prénom est Liese − devant une collation d'une grande richesse : à la Suisse.

Liese nous conduit un bout de chemin pour nous mettre sur une bretelle qui rejoint la grande route sans que nous retournions sur nos pas de la veille. Au passage, elle nous signale, dans chaque parcelle, les petites maisons qu'avaient construites en hâte les Français pour le logement des Arméniens déplacés, de toutes petites maisons qui sont devenues des dépendances de belles grosses villas cossues.

Elle nous montre, sur une colline voisine, les ruines d'une ancienne cité omeyyade, rare vestige laissé au Liban par cette brillante civilisation.

L'autoroute est absurdement surdimensionnée pour notre cheminement de pèlerins, mais nous ne pouvons pas l'éviter car c'est le seul itinéraire du sud de la Bekaa doté d'un poste frontière. Seul, j'aurais peut-être tenté de traverser l'Anti-Liban à hauteur de Baalbek et passer par les villages chrétiens de Ma'lula et Saydnaya, au nord de Damas, où, écrit mon guide, "on parle encore l'araméen, la langue du Christ, phénomène trop rare pour ne pas mériter un détour", et où l'on peut admirer dans la chapelle d'un couvent du VIème siècle, une image de la Vierge peinte par l'évangéliste Luc.

Nous en avons beaucoup débattu avant-hier, Patrick et moi, et nous avons appliqué le sacro-saint principe de précaution contre le risque de ne pas pouvoir sortir d'une Syrie dans laquelle nous serions entrés par effraction.

Au poste frontière de sortie du Liban, la cohue est indescriptible et l'attente est interminable.

Après le long no man's land entre les deux pays, le poste frontière d'entrée en Syrie est très fluide. Là, les autorités veulent me faire payer à nouveau le visa "à entrée multiple" que j'ai déjà acquitté à l'ambassade parisienne bien avant mon départ. Il est vrai que les écritures des pages internes de mon passeport ont moins souffert que la couverture, mais elles ont quand même légèrement pâli dans la lessive du père Quintilus. Mais avec un tant soit peu de bonne volonté, cependant, il est tout à fait possible de décrypter la date de départ de mon visa valable six mois. Et la bonne volonté, c'est ce qui manque le moins aux policiers syriens. En tous cas, elle n'a pas manqué aux collègues policiers de la frontière du nord où je me rappelle être passé comme une fleur.

La discussion est âpre, acharnée, mais je sais que c'est une question d'argent et non une question de sécurité. Ce n'est pas les trois ou quatre cents francs du visa que je défends (quoi que...), c'est la mauvaise foi du policier que je combats. " Baise la main que tu ne peux pas mordre" conseille un proverbe maghrébin, mais cela est si difficile à pratiquer qu'arrivé au bout de mon vocabulaire arabe et presque au bout de ma patience, je finis la conversation par ce geste instinctif que je n'ai pas fait depuis mon enfance en Algérie pendant la guerre, qui remonte du plus profond de l'inconscient et qui consiste à brandir l'avant-bras droit (pour un droitier, bien entendu) verticalement, dans un geste phallique en le soulignant de l'appui de la main gauche sur la saignée du coude. Sitôt fait, sitôt regretté. Et pourtant cela déclenche le sourire amusé, puis le rire franc de mon interlocuteur qui referme mon passeport, me le remet en me tapant l'épaule :
− La bass, tadhulu fi suryia, ahlan oua sahlan ! (bon, entre en Syrie et bienvenue).

Ça sert tout de même à quelque chose, la culture.

On monte avec légèreté sur le versant de l'Anti-Liban, comme s'il s'affaissait pour nous laisser le passage. Pourtant, le long convoi de trente ou quarante camions transportant chacun un énorme bloc de pierre blanche monte la pente à vitesse démultipliée et met des heures à nous dépasser. Je me demande où vont ces pierres et j'imagine les centaines de tailleurs et de maçons qui vont les marquer, les scier, les assembler pour je ne sais quel palais des mille et une nuits, ici, ou bien là-bas, en Jordanie.

Nous sommes enfermés entre les parois de la route creusée dans la montagne.

Par prudence, nous la gravissons à contresens. Quelques conducteurs de camions nous font des signes de la main, comme dans la zone alaouite du nord de la Syrie. L'un d'eux s'arrête à notre hauteur pour nous saluer ; il nous a devinés de loin plutôt que reconnus : Deux vieux mecs à pied avec sac à dos et charrette, cela ne se rencontre pas tous les jours. Il hurle : " Boutros !... Boutros !..." à l'attention de Patrick qui lui rend son salut. C'est un des frères de Baabda, la famille sans parents qui nous a invités pour un petit déjeuner, peu après Aïnata. Il n'a pas le temps de palabrer et repart aussitôt. Dommage ! Je n'ai pas pu lui demander si les gros blocs de pierre qui nous ont dépassés à petite vitesse pendant des heures provenaient de sa carrière.

Nous avons quitté la carte à grande échelle du Liban et nous devons nous réhabituer à la toute petite échelle (1/1.250.000ème) qui ne comporte aucun signe de vie autre que le grand trait rouge de soixante kilomètres jusqu'à Damas. Passer du 1/200.000ème au 1/1.250.000ème, c'est comme passer du franc à l'euro, c'est une longue habitude difficile à abandonner.

Après une vingtaine de kilomètres, nous tombons d'accord pour faire étape au premier clocher ou minaret que l'on croisera.

C'est le minaret de Dimas, un gros bourg très ramassé, à l'habitat très dense de petits immeubles et de maisons, sans grands commerces. Nous achetons une bouteille de Coca-Cola et la buvons à petites gorgées sur le pas de porte de l'épicier à qui nous avons demandé s'il pouvait nous nourrir et nous loger. Il a répondu par la négative mais je sais que notre demande va courir de bouche en bouche, non pas comme la calomnie du Barbier de Séville, mais comme une occasion d'accueillir des étrangers, de palabrer avec eux et, pourquoi pas, de récupérer quelques dinars. Nous sommes effectivement très vite entourés d'une nuée de jeunes hommes et d'adolescents, bruyants, questionneurs, pacifiques. Ils laissent bientôt le passage à un cheikh, costume gris croisé, francophone à l'élocution châtiée :
− Combien êtes-vous prêts à payer pour une chambre ?
Après une courte discussion, par un processus de décision mystérieux, mais après avoir évalué l'opération à vingt dollars, le cheikh nous désigne notre amphitryon, Gilel, parmi les hommes qui nous entourent. L'épicier remplit un sac plastique de légumes et fruits divers pour la confection de notre repas, puis c'est une escorte nombreuse et turbulente qui nous accompagne jusqu'à la petite maison de ville de notre hôte, avec son minuscule jardin.

Pas de confort dans cette maison, mais beaucoup de chaleur humaine ; les amis et les cousins se succèdent dans notre chambre où la femme de Gilel nous a servi le repas. Ils viennent à deux ou trois, s'asseyent avec nous autour du plateau, picorent dans quelques assiettes de mezzé, fument une cigarette. On leur raconte qui nous sommes et notre démarche. L'un s'en va, suivi d'un autre, un nouvel ami arrive, s'installe, sirote... puis un cousin... et nous nous racontons à nouveau. Ce qui était au début, heureuse surprise et chaleureux salamalecs se mue à ce rythme en une certaine lassitude, une sorte d'usure. Sommes-nous en train de perdre notre fraîcheur du début ?... À moins que ce ne soit une grande fatigue...

En tous cas, je suis certain que Gilel s'est aperçu de notre baisse d'enthousiasme. Il nous abandonne bientôt à notre solitude et nous nous abîmons très tôt dans un sommeil bienfaisant.

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