Gilel nous a quittés bien avant sept heures pour rejoindre la faculté de Damas. Il nous a fait servir le thé que l'on prend en compagnie de tous les enfants de la maison qui sont déjà en tenue pour l'école. Ils sont intrigués par ma boussole et ma carte et je leur fais une petite leçon de topographie qui les met en joie. Maintenant, ils savent s'orienter.
Quand nous partons, ils nous font une escorte qui se renforce de maison en maison. Les enfants de nos hôtes sont très fiers de raconter qui nous sommes à leurs camarades d'école. La madrasa est à l'extrémité du village et c'est là que notre escorte nous quitte.
Plus on s'éloigne de Damas et plus la campagne s'organise en champs, en jardins et en vergers, entretenus par une maigre population qui ne prend pas grand soin de son environnement, pas plus que dans le nord du pays. Gravats, plastiques, épaves, ordures de toutes sortes encombrent toujours le paysage.
Au milieu de la matinée, nous arrivons à Sheikh Miskin, un long village où on fait le plein de fruits et de légumes. On demande à l'épicier de nous servir le thé et, chose curieuse, il ne partage pas ce moment de détente avec nous ... C'est là qu'on apprend que nous sommes au premier jour du mois de Ramadan. Si nous avions été un peu plus vigilants, nous nous en serions aperçus en voyant hier soir la lune donner quartier libre à son dernier croissant. Nous sommes confus d'avoir été des tentateurs et terminons la théière dans la précipitation malgré les dénégations de notre hôte : Le Ramadan n'est pas dur à respecter en ce moment où il tombe à la fin de l'automne avec ses journées courtes et ses longues nuits.
Le calendrier musulman est en effet un calendrier lunaire : Douze mois de vingt-neuf ou trente jours, alternativement. L'année comporte donc 354 jours, ce qui conduit à un décalage rapide avec notre calendrier grégorien et avec les saisons. Ce décalage avait conduit les anciens, Babyloniens, Égyptiens, Hébreux à ajouter tous les trente mois environ à leur calendrier, un mois supplémentaire. C'était une décision grave du souverain que de décider de ce mois intercalaire. Sans doute pour ne rien devoir à tous ses prédécesseurs, et en particulier aux Hébreux qui lui avaient donné tant de fil à retordre, le prophète Mohamed supprima le mois intercalaire. Depuis lors, le début de l'année musulmane navigue tout au long de l'année grégorienne et la parcourt entièrement en trente-trois ans. Sachant que l'Hégire a eu lieu en l'an 622 et que 34 années lunaires durent exactement 33 années grégoriennes, en quelle année les deux calendriers auront-ils le même millésime ?.. Voilà une belle idée de problème pour le brevet des collèges.(*) N'est-ce pas ma petite Louise ?
(*) Pour que ma petite Louise ne sèche pas trop longtemps : Ce sera une année 'X' telle que X contienne autant de 'paquets' de 34 années qu'il y a de 'paquets' de 33 années dans la quantité 'X-622'. Cela adviendra au 212ème siècle !
Les musulmans sont tellement conscients de l'instabilité de leur éphéméride que leur calendrier comporte les deux repères : Le lunaire, pour les fêtes et le grégorien, pour les affaires sérieuses.
Si l'on souhaitait approfondir le problème, il faudrait aussi tenir compte de ce que le mois lunaire ne dure pas exactement vingt-neuf jours et demi puisqu'il déborde cette durée de quarante-trois minutes, ce qui donne l'occasion d'ajouter çà et là des jours supplémentaires à certains mois lunaires.
Mais ne nous moquons pas ! Notre calendrier a eu lui aussi ses faiblesses et le retard que nous avions pris sur les saisons par la précession des équinoxes a été rattrapé par une décision énergique du pape Grégoire XIII en 1582 : supprimer dix jours du mois d'octobre. Voilà dix jours escamotés de l'histoire qui ne devraient pas manquer d'inspirer nos animateurs de jeux de l'esprit et de la culture à la télé ou à la radio. On pourrait demander ainsi par quel miracle peut-on affirmer sans erreur que sainte Thérèse d'Avila est morte dans la nuit du jeudi 4 octobre au vendredi 15 octobre 1582.
À la lisière du village de Da'el, notre pique-nique n'est pas la fête gastronomique habituelle car une alerte intestinale m'incite à respecter le jeûne du Ramadan. Dans l'inquiétude. Un peu plus loin, nous faisons une nouvelle halte auprès d'une famille bédouine au milieu d'un troupeau de moutons bien gras. Le chef de famille me fait visiter sa tente ; elle est organisée en plusieurs pièces, comme un appartement. À force de passer et repasser, le balai a éliminé toutes les aspérités du sol. Il est lisse comme un vieux crâne chauve. Des matelas recouverts de couvertures chatoyantes reposent sur des nattes de raphia qu'une main experte a entourées d'un petit talus de terre durcie, comme pour dessiner des domaines individuels. Au milieu de la pièce à vivre, un trou rectangulaire contient quelques braises encore vivantes. Nous avons envie de demander l'hospitalité au bédouin... Mais il faut avancer.
Nous arrivons à Dar'a au crépuscule. C'est une ville moderne tracée à l'équerre, avec de grandes perspectives de verdure et de jeux d'eau. Elle nous semble d'autant plus grande que nous la parcourons de nuit. L'obscurité agrandit toutes choses. Même la statue du président défunt nous semble gigantesque. Peut-être Dar'a doit-elle sa naissance, ou au moins sa croissance au passage de la ligne de chemin de fer qui relie Alep et Damas à Amman et Aqaba en ignorant les grandes cités historiques du Hauran que notre propre itinéraire ignore. Tant pis, nous ferons comme les pèlerins du moyen âge pour La Mecque qui évitaient ces villes abandonnées aux brigands depuis qu'elles ne servaient plus de rempart à Damas contre les croisés : Nous ne verrons ni le théâtre romain de Bosra, ni les musées de Souweida et de Shahbah avec leurs merveilleuses mosaïques, non plus que les ruines des très anciennes basiliques byzantines de Qanawat d'où on jouit, paraît-il, d'une vue extraordinaire sur le mont Hermon.
Au restaurant, je souhaite manger un bon plat de riz pour apaiser ma tempête intestinale, mais personne ne me comprend quand je demande :
− Arouz, men fadlik (du riz, s'il vous plaît).
Une foule de plats vient encombrer notre table ... Aucun ne contient le moindre grain de riz.
C'est grâce à l'aide d'un ingénieur de la compagnie des eaux d'Alep que j'arrive à me faire comprendre. Il fallait simplement demander du 'riz. Patrick se moque gentiment de moi ... pourtant, les trois consonnes de la racine ("explosion glottale", "r" et "z") étaient bien là, mais je m'enlise dans de mauvaises explications.
L'ingénieur des eaux reste à notre table. Quand on lui dit que nous allons en pèlerinage à Jérusalem, il nous parle avec solennité de sa propre religion et veut faire de nous des prosélytes.
− Good bye. I hope you become good muslims, nous dit-il quand on se quitte.
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