Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Dimanche 3 décembre : de Shuneh à Jéricho, passage de la frontière jordano-palestinienne
Yaoum al arhad, 7 ramadan

Dans le matin calme de la mer Morte, nous nous laissons aller à une grasse matinée bienfaisante après nos épreuves d'hier et nous prenons la route à huit heures et demie, dans un paysage tout de blancheur : Ces grands rideaux blancs tendus comme pour nous cacher la Terre Sainte, qui trempent dans l'eau de la mer, là-bas, à l'ouest, sont les montagnes de Judée. Au levant, ce sont les mêmes montagnes blanches qui viennent mourir à nos pieds. Nous longeons la mer, immense plateau d'argent immobile, désert et mystérieux. J'ai l'impression que chacun de mes pas va tourner une page de l'Ancien Testament. Quel coin de la Terre porte-t-il, comme celui-ci, autant de pierres caressées par l'histoire, autant de vallées couvertes de tombeaux, autant de montagnes chargées d'espérance. Ce paysage m'enchante, quand il faisait écrire à Chateaubriand :"Tout y annonce la patrie d'un peuple réprouvé, tout semble y respirer l'horreur et l'inceste d'où sortirent Ammon et Moab". Mais on sait les doutes que soulevèrent son "Itinéraire de Paris à Jérusalem", en 1811 : Il fut soupçonné de ne pas être allé partout où il l'a écrit et de s'être très simplement inspiré des ouvrages existants.

Nous cheminons sur le sol le plus bas du monde, à quatre cents mètres au dessous du niveau de la Méditerranée. On pourrait s'attendre à ressentir sur les épaules une pesanteur supplémentaire, mais il n'en est rien. Nous marchons avec légèreté.

Notre intention est de rejoindre Shuneh en auto-stop, mais la circulation est rare. Bientôt, une puissante limousine s'arrête et son immense conducteur nous prend généreusement en charge. Il fume comme un sapeur malgré le Ramadan, mais il nous rassure : Il est chrétien, grec-orthodoxe. D'ailleurs je remarque, collé à son tableau de bord sur l'axe de l'aiguille de vitesse, un minuscule visage auréolé du Christ, découpé d'une image sainte. J'en conclus, peut-être hâtivement, que la légende dorée de saint Christophe n'a pas ému les grecs-orthodoxes. D'ailleurs, en se plaçant sous la protection directe du Christ, il peut se permettre d'aller plus vite : Cent quarante à l'heure sur cette petite route !

Il donne ou reçoit un coup de radiotéléphone toutes les trois minutes. De très loin, il avertit des phares et du klaxon un camion-citerne qui vient en sens inverse. Il s'arrête à sa hauteur et le conducteur du camion descend pour recevoir des instructions. Il a une attitude de soumission respectueuse.

Quand il relève sa vitre, après sa deuxième cigarette et quand le calme propice à une conversation est revenu dans l'habitacle, il nous apprend qu'il est marchand d'eau douce... avec sa flotte de camions-citernes.

Shuneh est à une heure de marche de la frontière où nous nous présentons vers dix heures. Au poste frontière côté jordanien, après le contrôle de nos passeports, on reprend la route, mais on se fait rattraper par un policier qui nous intime sévèrement l'ordre de retourner au poste frontière : Personne ne passe à pied. Pour raison de sécurité. Bon... Patrick me montrera, ce soir, son carnet de route. Il a noté : "Jean se conduit comme un rebelle, un insoumis, un provocateur. Il m'a quémandé une cigarette uniquement pour aller pétuner malicieusement en plein Ramadan sous le nez des policiers jordaniens". Il est vrai que j'ai mal supporté cette subite restriction de la liberté d'aller et venir. Mais ces pauvres policiers n'y étaient pour rien !

On prend des tickets de bus et on attend. Longtemps. Le bus s'ébranle et s'arrête bientôt sur le pont Allenby − rebaptisé pont "King Husseyn" − fermé à l'extrémité palestinienne par une lourde porte métallique. En attendant la construction d'un nouveau pont en collaboration avec le Japon, on passe sur un vieux pont Bayley de la deuxième guerre mondiale dont les trois rangées de panneaux nous masquent presque entièrement le Jourdain.

Et voilà... Ce fleuve biblique dont j'ai attendu la traversée avec patience, au bord duquel j'aurais aimé m'arrêter pour méditer, pour prier, on me le cache. Voilà donc ce fleuve mythique, le long duquel j'aurais volontiers promené mes pas et mes regards; que j'aurais aimé longer jusqu'à Beth Araba, où Jean-Baptiste a baptisé le Christ. On me le vole. Ce que j'aperçois à travers cette espèce de moucharabieh à triple travée et la végétation dense de ses rives n'est qu'un maigre ruisseau. Bien sûr, depuis ses conquêtes de territoires, l'État hébreu a capté toutes les ressources hydrauliques ; voilà le résultat : le Jourdain réduit à un filet d'eau insignifiant.

Je me rappelle une photographie de presse sur laquelle on voit monsieur Shimon Pérès offrir un verre d'eau à Yasser Arafat au cours d'un colloque de paix, à Paris (cela devait être en 1995...). Ce geste symbolisait magnifiquement le problème de l'eau dans la région : Israël y capture la quasi totalité de la ressource, du Litani au Jourdain et du Golan au nappes phréatiques frontalières, et il en restitue généreusement un verre au leader palestinien !

La lourde porte s'ouvre et quelques minutes plus tard, nous sommes au poste frontière, côté israélien. C'est-à-dire côté cisjordanien sous administration militaire israélienne. Débarquement, contrôle consciencieux des bagages, délivrance du visa. Tous les israéliens qui travaillent ici sont d'une grande jeunesse. Et ils opèrent avec un très grand sérieux. La jeune fille qui est préposée aux visas n'a pas beaucoup plus de vingt ans, et elle m'interroge, en anglais, avec gravité : D'où viens-je ?.. Où vais-je ?.. Dans quel but, pour quelle motivation ?.. Quelle sera mon adresse en Israël ?..Combien de temps y séjournerai-je ?..

Je me sens d'un coup tout à fait décalé. J'ai d'abord envie de sourire de cette inquisition, de plaisanter, de donner dans la dérision. Mais le sérieux de la jeune fille est contagieux. C'est sans doute une "sabra", le nom du fruit du cactus qu'on donne aux gens nés en Israël. Comme le cactus, piquante à l'extérieur, elle est peut-être douce à l'intérieur.

De plus, mon anglais ne me permet ni nuances ni fantaisies. Notre cas est certainement rare et il nécessite l'intervention d'une deuxième jeune femme sans doute de très peu l'aînée de la précédente, mais avec deux galons de plus sur les épaulettes. On nous accorde finalement un visa pour trois semaines.

À la sortie du poste, on croit pouvoir reprendre notre bâton de pèlerin. Mais non, nous sommes cernés par un réseau de barbelés. On nous apprend que l'on doit prendre à nouveau un bus jusqu'à Jéricho. Soit...

Ce nouvel autobus doit franchir deux nouveaux postes israéliens de contrôle, avec comptage des passagers. Arrivés dans la banlieue de Jéricho, il s'arrête à nouveau, mais ici, c'est pour un contrôle de l'autorité palestinienne. Les passeports des étrangers sont contrôlés visuellement dans l'autobus, mais ceux des palestiniens, qui sont délivrés par l'autorité palestinienne elle-même, sont ramassés pour être exploités plus sérieusement, à l'intérieur du bâtiment de la dite autorité qui arbore fièrement son drapeau. Le même drapeau, ou presque, que celui des Jordaniens et des Syriens, où deux bandes horizontales de couleur verte − le vert des Ommeyades − et noire − la couleur des Abbassides − encadrent une bande blanche, symbole de la pureté des quatre premiers califes, les "bien dirigés", les "rachidoun". Un triangle rouge, basé sur la hampe et lançant sa pointe dans la bande blanche, symbolise le sang versé pour la patrie arabe (*).

(*) Le drapeau syrien porte deux étoiles dans le triangle de sang, qui symbolisent les deux états unis - puis désunis - dans la même République Arabe Unie. Le drapeau jordanien n'en comporte qu'une. Le palestinien n'en a encore pas.

Nouvelle attente.

Il est plus de midi. Je discute avec mon voisin : Il travaille en Jordanie et revient tous les mois dans sa famille, à Ramallah, à vingt-cinq kilomètres de Jéricho. Il n'espère pas arriver avant dix-sept heures car il va passer à travers trois zones de double contrôle.

Aux termes des accords d'Oslo de 1995, il y a en effet trois types de territoires en Cisjordanie  :

Il y a les territoires occupés sous administration militaire israélienne. Nous venons d'en traverser un entre le pont Allenby et Jéricho.

Il y a la zone B, où cohabitent étroitement palestiniens et israéliens, qui est placée sous les responsabilités conjointes, palestinienne pour ce qui concerne les affaires civiles et l'ordre public des palestiniens, israélienne pour ce qui concerne la sécurité des israéliens.

Il y a enfin la zone A, sous entière responsabilité palestinienne. Jéricho est dans une zone A. Tout comme la bande de Gaza. Ce sont les deux premiers territoires qui ont reçu le statut de zone A à la suite du processus d'Oslo. Depuis lors, cinq ou six lambeaux de terre ont bénéficié de ce statut en Samarie autour de Naplouse et en Judée autour de Ramallah, Bethléem et Hébron.

Les zones A et B dessinent sur la carte des espèces de bantoustans aux contours tourmentés. Un palestinien qui voudrait se rendre de Jenin, en Samarie, à Jérusalem, soixante-dix kilomètres plus au sud, devrait traverser une dizaine de frontières. Bonjour la simplicité. Et la vitesse !

C'est une belle jeune femme en uniforme représentant l'autorité palestinienne qui rejoint le bus avec sa pile de passeports et les distribue en appelant leur propriétaire un à un. Alors le bus peut repartir jusqu'à un point de débarquement où les voyageurs passent en file indienne dans un long couloir de barrières agencées en chicane qui les canalise sous la surveillance de policiers palestiniens... Des fois que l'un d'eux voudrait s'échapper pour retourner en zone israélienne ?

Il n'est pas loin de deux heures. Nous avons progressé deux fois moins vite qu'à pied, mais nous sommes enfin libres. À nous Jéricho !.. Sonnez trompettes !.. Nous arrivons!...

Nous pénétrons dans la ville par une longue avenue plantée de palmiers et de lauriers et bordée de maisons bourgeoises cossues. Souvent, les fenêtres côté rue sont murées et on remarque des impacts de balles sur les murs. Dans ce pays, les murs d'enceinte ne sont pas tagués, mais ils servent de support à l'expression artistique populaire en des fresques naïves mais expressives. Ici, c'est un soleil éclatant dans un ciel noir qui éclaire un tombeau sommaire sur lequel un tournesol se penche et dépose ses pétales ; sur la tombe, une pancarte indique : tombeau du martyr. Plus loin, c'est un vieux couple à l'air désespéré, et dans son rêve, une cité heureuse. Là, c'est le jeune Mohamed, un garçon de dix ans tué dans les bras de son père. La mort et le rêve inspirent les artistes locaux.

Dans une coquette épicerie, on achète à boire et à manger et on demande l'autorisation à l'épicier d'utiliser son jardin attenant pour notre pause casse-croûte.

On dirait qu'il nous a surveillés car, lorsque nous en sommes à la cigarette finale, l'épicier nous apporte spontanément deux cafés. Lorsqu'on veut le payer, il nous répond  :
− La, la, bi al-madjaan (non, non, c'est cadeau).
Choukrane, ya rajoul al anout ! (merci, monsieur l'épicier).

Nous arrivons bientôt à la place centrale qui se développe autour d'un square où jouent quelques enfants surveillés par des mamans attentives. La place est entourée de commerces de fruits et légumes et de cafés. Les rues sont encombrées de taxis jaunes dont les conducteurs désœuvrés nous harcèlent : Ils nous croient en voyage !.. Mais non, messieurs, nous ne sommes pas des touristes !

Nous retenons une chambre dans un hôtel qui a eu sa période de splendeur et nous repartons à la conquête de la ville la plus vieille du monde, la seule dont il reste aux contemporains un échantillon de ruines datant de l'âge de pierre. En nous dirigeant vers "Tel es Sultan", le site archéologique, nous croisons l'arbre de Zachéus : Le sycomore dans lequel est grimpé le riche Zachée, chef des publicains, pour voir passer Jésus (Luc 19, 1-10).

Un grand complexe touristique moderne s'est développé autour de Tel el Sultan: musée, artisans, maison du tourisme, hôtels et restaurants de classe internationale. Il y a même un téléphérique qui permet d'accéder sans trop d'efforts au mont de la tentation. C'est dans une grotte de cette montagne que Jésus se retira et jeûna quarante jours et quarante nuits pour lutter contre la tentation de Satan. Un monastère grec-orthodoxe, à moitié troglodytique s'est accroché aux rochers qui entourent cette grotte. C'est le monastère de la quarantaine. Tout est fermé, tout s'est arrêté avec l'intifada. Jéricho-la-vieille est figée dans un silence sépulcral. Quel miracle lui ramènera-t-il ses trois mille touristes quotidiens pour lui redonner vie ?..

Un surveillant sans doute chargé de responsabilités nous incite à revenir demain matin pour la visite du site archéologique. Il l'ouvrira spécialement pour nous à huit heures. Choukran ya rajoul !.. Nous viendrons.

Nous rentrons à notre hôtel pour écrire quelques cartes. Elles auront le timbre et le cachet de l'autorité palestinienne. Rare !

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