Avant de dévorer Jérusalem, je dois m'occuper de mon hébergement et de mon billet de retour.
L'hébergement des pèlerins est assuré pour la majeure partie par des congrégations religieuses et j'avais reçu de l'ambassade d'Israël une brochure contenant un grand nombre d'adresses. J'avais prémédité de me rendre au patriarcat latin où je devais, me semblait-il, recevoir le meilleur conseil. Un jeune curé m'y apprend que le système d'hébergement est presque entièrement démobilisé par les événements. Il me conseille le couvent des "Sœurs du Rosaire", quelques pâtés de maisons plus loin, où je suis en effet reçu après une sérieuse négociation commerciale. Les temps sont durs !
Je me conforme au conseil de sœur Pétronille pour la réservation de mon voyage : C'est la rue Salah ad Din qui comporte la plus forte concentration d'agences. Curieusement, on ne parle que l'anglais à l'agence d'Air France; et l'on n'y est pas trop accueillant. Dans cette petite "Arab Tourism Agency" que je découvre un peu plus loin dans la rue Saladin, on parle un français châtié, on s'appelle par nos prénoms chrétiens après la première minute et on se tutoie à la deuxième. Plus curieusement encore, on me propose des tarifs extravagants à Air France, où l'aller simple coûte deux fois plus cher que l'aller-retour − d'où le conseil : "Achetez un aller-retour et déchirez le retour, ou bien revendez-le" − et où ce même aller-retour coûte lui-même deux fois plus cher que celui que me propose Jacques, le patron de l'Arab Agency, sur Olympic Airways.
Quoi qu'il en soit, il me reste la soirée et la journée de demain pour respirer, sentir et ressentir la ville trois fois sainte par David, Jésus et Mahomet. Je sillonne les différents quartiers qui partagent la vieille ville. Il y a très peu de monde, mais toutes les boutiques du souk Khan ez Zeit sont ouvertes, par habitude.
Chaque carrefour de venelles qui permet de pénétrer dans le quartier juif est gardé par un groupe de jeunes soldats et soldates en arme. Mais ils n'interdisent pas le passage et l'on peut se promener à sa guise. Les architectes juifs qui ont réhabilité le quartier après sa reconquête en 1967 ont conservé l'avenue antique du Cardo romain, bordée de colonnes corinthiennes, de musées et de vitrines élégantes.
Lorsque je débouche sur le mur des Lamentations et sa grande esplanade, je ne suis pas surpris ; je l'ai tellement vu en photo et en vidéo, ce morceau de l'ancienne enceinte du temple, ce fragment de l'histoire du peuple d'Israël. Ils sont là, les religieux, les "hassidim", qui se balancent, le nez dans la Thora. Silhouettes noires rehaussées du chapeau noir haut perché sur la tête par dessus la kippa. Il y a aussi, un peu en arrière, une foule moins pieuse, bavarde et gesticulante. Et, à la lisière de l'esplanade, une armée de policiers et militaires en armes. Je m'approche du mur, curieux, lorsqu'un jeune religieux accouru du fond de l'esplanade, vient me coiffer le chef d'une kippa de fortune en carton : On ne va pas au pied du mur sans être couvert.
Muni de ce couvre-chef, je me sens autorisé à pénétrer dans le tunnel de Kotel qui s'ouvre au nord de l'esplanade, dans le prolongement du mur. C'est un autre lieu de prière, avec le confort de quelques meubles qui permettent de ranger de grands livres, et de prier assis, face à la voûte. Là aussi, il y a des hommes qui prient et d'autres qui bavardent... Cela ne donne pas l'impression d'un sanctuaire.
Je resterais volontiers des heures ici, à observer les habitudes et à traquer l'insolite, mais j'ai tellement à voir !..
Je souhaite vivement aller au Dôme du Rocher, lieu saint pour les juifs et les musulmans : C'est là qu'eut lieu le sacrifice d'Abraham ; c'est aussi l'endroit d'où Mohamed prit son essor, d'un grand coup de sabot de sa jument Bourak, pour une ascension céleste au cours de laquelle il rencontra ses grands prédécesseurs en matière de prophétie.
Je sais que l'esplanade des mosquées − al Haram al sharif − a été interdite par l'autorité israélienne suite aux réactions violentes des musulmans à la provocation d'Ariel Sharon. Mais je sais aussi qu'elle a été entrouverte à l'occasion du Ramadan. Toutes les portes en sont gardées par des postes militaires israéliens à l'extérieur, palestiniens à l'intérieur. Je me fais refouler sans ménagement à mes premiers essais. Arrivé à Bab al Asbat, l'équipe israélienne est moins sévère et me demande si je suis musulman.
− Dieu seul sait si je suis un bon musulman ou non, répondis-je.
− Alors, récite-nous un verset du Coran.
Je ne pus, hélas, aller plus loin que la Fatiha, la sourate qui ouvre chaque chapitre du Coran :
− Bism Illah al Rahim al rahman (au nom de Dieu clément et miséricordieux).
J'ai crû un moment au succès, car les soldats israéliens ont appelé les gardes palestiniens pour juger de ma qualité.
Et ce sont les gardes palestiniens m'ont recalé !
Le quartier arabe que je hante un peu plus tard pour acquérir quelques souvenirs est calme, très calme. Aucune affaire ne se fait et pourtant, tous les commerçants ont ouvert leur boutique. J'ai l'impression que seul, celui qui m'accueille, aura fait une journée acceptable : Un narguilé pour Thierry − et aussi Francine, sa merveilleuse épouse, car la base en verre de l'appareil est d'un de ces bleus profonds qu'elle affectionne. Le même bleu que celui des vitraux de Chartres. Une menorah (*) pour Vincent, non qu'il ait une dilection pour la chose religieuse en général et juive en particulier, mais cela plaira bien plus à sa délicieuse femme, Florence dont le penchant mystique s'explique par une longue ascendance druidique.
(*) Candélabre symbole du Judaïsme. Ses sept branches représentent les six jours de la semaine et le sabbat. utilisé d'abord dans le temple puis dans les synagogues, la ménorah est devenue l'emblème national de l'État d'Israë. Une monumentale ménorah se dresse devant la Knesset, le parlement israélien.
Une robe de bédouine, enfin, pour mon adorable femme, dont le coton noir mettra la peau nacrée en valeur et dont les broderies (faites "main") orange atténueront le deuil qui ne la quitte pas depuis des années.
Oui, il est heureux, mon vendeur, et quand je lui dis ma déception de ne pouvoir entrer sur l'esplanade des mosquées, il me convie pour le lendemain matin à huit heures : Il me fera entrer, lui.
Je rejoins le couvent du Rosaire pour un repas sommaire, fait d'une tomate un peu talée (elle me suit depuis Jéricho) et d'une boîte de sardines, puis j'accompagne sœur Pétronille et sœur Adèle à l'église du patriarcat latin, pour complies. Nous y rejoignons les sœurs "marron" de Saint Charles Borromée et les sœurs "blanches", franciscaines de Marie. Il y a aussi l'évêque d'Amman, avec sa suite. Dans une chapelle d'absidiole, les dorures du retable et des statues réfléchissent en la multipliant la maigre lumière de deux lumignons, faisant de nous des silhouettes incorporelles. D'un clavier lointain et mystérieux, un céleste musicien tire les gouttes d'une musique qui ricochent sur les ogives et les colonnades et nous parviennent en une pluie cristalline. Sans mélodie, le hasard guide la main du musicien avec un rare bonheur. Chacun se recueille dans une prière silencieuse ; la pensée et l'esprit s'échappent de mon corps pesant bien qu'amaigri, ils frayent avec l'éternité, l'infini. Ils rassemblent mes êtres chers autour de moi, les morts avec les vivants, merveilleuse réunion de famille et de copains.
Je suis tiré de ma béatitude et ramené à la réalité lorsque, après une heure de recueillement, après que la lumière nous inonde, que la musique s'évanouisse, le chantre de service entame les psaumes de complies et nous invite aux répons en nous guidant d'un aigre psaltérion.
À Dieu, mes enfants, mes parents, mes copains... et à bientôt.
Mon pèlerinage a pris fin. Je suis heureux d'avoir assouvi mon désir et mon vœu, j'aurais été extrêmement contrarié que les circonstances m'aient imposé une interruption prématurée, à Amman, ou bien même à Jéricho. Certes, j'aurais pu attendre la Nativité, comme je l'avais annoncé à Patrick avant le départ : "Noël à Bethléem"; mais je lui ai avoué en cours de route qu'il ne fallait pas lui accorder plus de valeur qu'à un slogan.
Au fait, qu'est devenu Patrick ?..
Eh bien le hasard, ou la providence, nous a rassemblés à l'office du tourisme de la porte de Jaffa : J'y étais venu prendre des renseignements sur les possibilités de rejoindre l'aéroport Ben Gourion par les transports en commun, le mercredi matin, et j'étais en conversation avec une hôtesse lorsque j'ai senti l'odeur piquante du tabac des cigarettes "Arwan"... C'était mon copain Patrick qui en exhalait la vapeur caractéristique.
Nous avons fêté cette retrouvaille inespérée dans un restaurant du quartier arménien, où le vin auquel nous étions déshabitués, un merveilleux vin de la vallée de l'Araxe − celui qui coule au pied du mont Ararat, à ne pas confondre avec l'Arachs, de même prononciation, qui arrose chichement la Gascogne qui m'est si chère par quelques uns de ses habitants, permanents et saisonniers − contribua, sans doute, à échafauder des quantités de suites possibles à notre aventure. Sur quoi je resterai discret tant la nonchalance dans laquelle nous sommes alanguis depuis notre retour en mesure l'inanité.
Entre autres desseins, nous avions celui de porter notre témoignage, et nous nous interrogions sur la manière. Serait-ce celle de Chateaubriand ? Nous n'étions pas assez malhonnêtes pour cela. À la manière de Gérard de Nerval ?... Pas assez poètes. Comme Ernest Renan ?.. Pas assez savants. Alors, c'est ce livre, rédigé bien maladroitement, comme un banal carnet de route qui en est la réponse. Une réponse partielle, avec mes impressions et mes réflexions sur le vif; avec mes réactions immédiates. Je sais que Patrick s'est adonné à la même entreprise, de son côté... L'écriture à quatre mains nous semblait difficile.
Plusieurs mois après mon retour, dans le calme et la sérénité, je repense à toutes ces personnes généreuses qui nous ont accueillis, pour un thé ou pour une nuit, tous ces Arabes qui nous ont fait partager leur pauvreté, et je ne peux m'empêcher de partager leurs sentiments d'amertume à l'égard des Israéliens.
Oui, dans le conflit qui oppose Israël aux Palestiniens et, avec eux, les Arabes, ma sympathie va aux derniers tout naturellement, aussi naturellement que la pente entraî l'eau du fleuve à la mer ; aussi naturellement qu'un public d'enfants prend le parti de Guignol. Ou de Goha.Ce n'est pas une question de raison. Ni de raisons car de quelque point de vue qu'on examine les justifications des uns et des autres, les deux peules ont également droit à la vie sur la terre qui les a toujours portés, peu ou prou. De quelque nature d'arguments qu'ils se réclament, ils ne pourront jamais se départager et on ne peut cautionner la raison du plus fort.
Que l'on remonte le temps biblique et on leur trouve un ancêtre commun qui les fait frères.
Que l'on remonte le temps historique et on leur trouve à chacun douze ou treize siècles de présence souveraine.
Que l'on remonte le cours de la pensée moderne, depuis le temps du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", ou le temps des promesses des grandes puissances ou des décisions internationales, et on pèsera pour chacun autant de justice et d'iniquité.
Si l'on regarde le temps des guerres, on trouvera autant de sacrifices, de victimes, de héros et de martyrs.
Mais, si l'on observe l'époque la plus récente, l'époque de la reconnaissance mutuelle et des accords entre les deux peuples, qu'ils résultent de négociations directes ou sous l'égide d'une tierce puissance, on ne peut que les renvoyer dos à dos. Mais je ne peux retenir ma sympathie pour celui qui lance des pierres et qui reçoit des balles, des missiles et des bombes.
On se demande alors comment Isarël, un peuple qui a tant souffert au cours des siècles, et en particulier au dernier, peut à son tour faire souffrir un autre peuple, en lui déniant le droit à une existence décente, en le maintenant dans une situation humiliante par la force militaire, en grignotant ouvertement les territoires qui lui sont si chichement reconnus par une colonisation ignoble.
On se demande comment un peuple fort de sa propre force et de la force de sa multitude à travers le monde, brillant de tant d'intelligences, d'artistes et de savants, brillant de tant de prix Nobel, y compris de la paix, comment un tel peuple peut se montrer aussi intransigeant. Aussi brutal.
Qu'on est loin, mon Dieu, de l'idéal sioniste, qu'on est loin des rêves des Herzl, des Zangwill, des Fleg. Dans "Terre ancienne, terre nouvelle", un roman d'anticipation écrit au début du XXème siècle, Théodor Herzl fait parler Reschid, un cheikh arabe qui avait tout à perdre à l'installation des kibboutzim de la nouvelle société juive :
"Il n'y avait rien de plus misérable et de plus lamentable qu'un village arabe de Palestine, à la fin du XIXème siècle.
Les paysans habitaient dans des masures de terre dont les animaux n'eussent pas voulu. Les enfants se vautraient dans la rue, nus, sans soin et croissaient
comme du bétail. Aujourd'hui tout est changé. Ils ont profité (...) du progrès social. Lorsque les marais du pays ont
été asséchés, lorsque on eut tracé des canaux et planté des eucalyptus pour assainir le sol, alors la main
d'œuvre indigène, devenue saine et résistante, fut employée et bien payée. Regardez là-bas ces champs.
Il me souvient qu'au temps de ma jeunesse un marais y croupissait. La Nouvelle Société l'a transformé en excellente terre. [ils]
appartiennent à ce village que vous voyez briller là-haut sur la colline. C'est un village arabe. (...) Ces pauvres gens sont devenus
très heureux, ils peuvent se nourrir normalement, leurs enfants se portent bien et commencent à s'instruire. On n'a rien troublé
de leurs croyances ou leurs usages. On leur a seulement apporté le bien-être (...)."
Puis, un peu plus loin, toujours dans la bouche de Cheikh Reschid :
"Les Juifs nous ont enrichis, pourrions-nous leur en vouloir ? Ils vivent avec nous en frères, pourquoi ne les aimerions-nous pas ? (...)
Nous, musulmans, nous nous sommes de tout temps mieux entendus que vous, les chrétiens, avec les Juifs. Autrefois, déjà, du temps
des premiers colons juifs, vers la fin du siècle dernier, on voyait des Arabes, pour résoudre leurs conflits, choisir un Juif pour arbitre.
(...) Cela n'a jamais entraîné de difficultés."
Théodor Herzl - Terre ancienne, terre nouvelle.
Si c'est cela qu'ont voulu les fondateurs du mouvement sioniste, et si c'est cela qu'ont vécu les Haloutzim, les pionniers des premiers kibboutzim installés sur des terres achetées aux fellahs arabes grâce à l'argent du baron de Rothschild, alors on se demande ce qui a perverti ce beau rêve, ce qui a pourri ce bel idéal et qui l'a transformé en une chaîne de haines, de tortures, de meurtres et de guerres.
Lorsqu'en 1995, Yitzhak Rabin, premier ministre travailliste d'Israël serre la main de Yasser Arafat à la Maison Blanche, le journal Nekudah, organe des colons de Cisjordanie titre : "Les visionnaires viennent de voir leurs visions mises en pièces sous leurs yeux".
Ces "visionnaires" sont les nombreux groupuscules religieux qui partagent la droite de l'échiquier politique israélien avec le Likoud.
Leur "vision" est une vision théocratique. Le retour en Israël, les victoires miraculeuses des Israéliens sont des signes du Seigneur : Le Messie est en marche, le processus de Rédemption est commencé ; le Très-Haut a redonné aux Juifs le cœur de la terre promise, malheur à qui l'abandonnera. Les Juifs ont le devoir de désobéir à un gouvernement irréligieux qui est prêt à échanger contre la paix des terres données par le Seigneur à son peuple élu. Sinon... Sinon Dieu les punira inexorablement, comme jadis au temps de Nabuchodonosor :
Alors?... alors tuez les hommes raisonnables et de bonne volonté ; tuez tous ceux qui œuvrent pour la paix en sachant bien qu'elle ne sera jamais totalement juste pour tout le monde ; éliminez tous ceux qui entretiennent un dialogue constructif entre les communautés adverses et excitez les extrémistes les plus fous par vos gestes provocateurs.
Je ne dis pas que toutes les vertus habitent le seul camp palestinien. Mais la somme de leurs morts, de leurs frustrations, de leurs humiliations en ont fait un peuple réceptif au prosélytisme de l'intransigeance et de la violence. Et ces "chababs" qui manient habilement la fronde et le caillassage me font penser à "l'enfant grec" de Victor Hugo : Il ne demande pas le pain ou le lait, il réclame "de la poudre et des balles".
Alors, allez-y ! fauteurs de troubles et prophètes de guerres et de crimes. Ne vous retenez pas, partisans de l'extrême et fous d'Allah. Armez-vous, peuple élu, bombes humaines. Assassinez, massacrez au nom de Dieu, comme aux temps les plus obscurs de votre propre histoire, de votre propre civilisation. Semez le malheur et l'injustice au nom de l'injustice et du malheur. Lancez vos anathèmes, ne freinez pas votre violence. Et que le fracas de vos armes couvre les voix des hommes politiques modérés, des religieux sincères et des intellectuels raisonnablesque les média assiffés de violence n'entendent même pas.
La marche inlassable des pèlerins de Compostelle pendant des siècles et des siècles pour aller prier l'apôtre saint Jacques a entraîné tout un courant de fondations religieuses, d'installations hospitalières et d'équipements de toutes sortes qui ont contribué au rétablissement de la souveraineté légitime et de la paix en Espagne. Un de mes compagnons d'une étape, en évoquant le martèlement des cannes et des bourdons des milliers de fois répétés sur le chemin par des milliers de pèlerins, parlait d'une acupuncture de notre planète.
Alors, je fais le rêve qu'un courant puissant de pèlerins avec leur canne ou leur bourdon se mette en marche vers Jérusalem et participent, de ce côté-là de notre planète, à cette bénéfique et douce thérapie.
En tous cas, moi, j'y retournerai.
Qui m'aime me suive !
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