Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Mardi 7 novembre : de Jableh à Baniyas.
Yaoum al tsalats, 11 sha'ban

Quand nous sommes prêts à quitter l'hôtel, le vieux cheikh en babouches nous offre un thé bien chaud et de longs biscuits à l'anis. Nous savourons. Ce matin, il a revêtu une djellaba blanche et s'est coiffé d'un keffieh de même couleur pour rendre grâce à Allah en ce début de journée. Il nous dit que le keffieh blanc est réservé aux "Hadji", ceux qui ont fait le saint pèlerinage de La Mecque. Il nous offre généreusement de sa blague à tabac une de ses cigarettes qu'il a roulées à l'avance ; peu habitué, le matin, à la vapeur de son tabac gris, je l'accepte et la fume sans plaisir avec un sourire d'hypocrite.

Après avoir attendu l'ouverture de la Banque du Commerce de Syrie que nous avons repérée consciencieusement la veille, on apprend que l'on ne peut pas y convertir nos travellers-chèques ; palabres et raisonnements sont inutiles, l'universalité de "Diner's club" est mise en défaut ici. On en aura un peu plus tard une explication singulière par Mansour, un libanais en vacances que nous rencontrerons au "Krak des Chevaliers". Mansour professe que tout ce que la Syrie importe du monde occidental transite par son "protectorat" libanais à un prix fixé impérialement en livres syriennes, ce qui lui permet de faire marcher sa propre planche à billets en faisant supporter les risques de l'inflation au riche Liban. Elle n'a donc pas besoin de devises. Cela entrait d'ailleurs dans une plus vaste théorie sur la perfidie syrienne, comme par exemple l'immigration forcée d'ouvriers syriens (surtout agricoles) au détriment de l'emploi au Liban, sur le blocage des exportations du Liban vers les pays du Golfe Persique, sur le protectorat militaire syrien...

Il n'empêche, nous partons avec retard, démunis, et désappointés. Nous marchons sur la petite route côtière. Parfois, sur quelque butte qui domine la plage de quelques mètres, ou sur quelques tumulus de pierres, on aperçoit un modeste équipement militaire occupé par quelques soldats désœuvrés... La mer est surveillée. Son rivage est envahi de toutes sortes de détritus, une sorte d'immense décharge incontrôlée qui rebute. Elle est pourtant bien tentante, cette eau incroyablement claire malgré son rivage souillé qui ne l'a pas contaminée. C'est la sage et ultime précaution du "service" des ordures que de déverser large, sur toute la profondeur de la plage, mais jusqu'à quelques mètres de l'eau seulement pour la préserver. Quelques pêcheurs à bord de leur felouque peuvent encore en tirer la friture quotidienne ; sous leur surveillance lointaine, nous nous offrons le luxe d'une baignade rafraîchissante sous le merveilleux soleil de l'automne alaouite. Malgré le filet d'eau rachitique de l'hôtel de Jableh, nous donnons ainsi sa ration d'eau à notre corps.

Un peu plus loin, nous sommes interpellés par les habitants oisifs d'un grand village de toile. Nous croyons deviner un camp de Palestiniens hébergés par la Syrie ; non, c'est une tribu de bergers nomades de la "Djesireh", cette région désertique du nord-est de la Syrie située entre l'Euphrate et la portion frontalière du Tigre dont le cheptel a été décimé par plusieurs années consécutives de sécheresse. Le gouvernement les a déplacés ici pour y vivre (comment ?) leur misère et leur oisiveté au bord de la Méditerranée. La minuscule caravane que nous formons, Patrick et moi, leur rappelle leur vie errante et ils sont curieux de savoir derrière quels moutons nous marchons. Ce ne sont pas des anciens nomades au long cours mais de simples bédouins paisibles, accueillants, souriants. Ils s'étonnent de notre projet. Le camp est propre, de jeunes femmes balayent la terre battue, d'autres sont engagées dans une élégante noria de cuvettes d'eau puisée à quelque source mystérieuse, quelques-unes pendent le linge essoré comme des oriflammes aux cordages tendus entre les tentes (les haïmas). Un adolescent (un chab) taille soigneusement la barbe d'un vieillard.

Au centre de l'immense rectangle de toile, de nombreux enfants sont réunis sous la gouvernance de quelques maîtresses bédouines ; les plus petits s'animent autour de jouets en matière plastique qu'on croirait provenir directement des Galeries Lafayette tant leurs couleurs sont vives, comme neuves ; les plus grands sont attentifs à un cours professé devant un tableau noir. Ma curiosité me poussait vers la tente centrale pour m'asseoir au milieu de cette jeunesse studieuse et comprendre ce qui s'y passait, mais ma réserve en a eu raison.

Nous étions entourés d'hommes jeunes, sains, gais, que l'activité des femmes abandonnait à leur exercice préféré : la palabre. Leur curiosité s'exerçait d'abord sur notre cheminement, et nous commencions toujours par le même discours sur ce Proche-Orient si bouillonnant de culture et de spiritualité auquel nous, les Français étions tant attachés et avions tant donné.

Un des sujets majeurs venait aussi des difficultés comparées des différentes langues étrangères. Nous étions toujours d'accord pour classer les langues Arabe (attention : l'arabe littéraire: Al-logha-al-fusha) et Française au-dessus de toutes les autres pour leur richesse, leur précision, leur subtilité et leur commune capacité à rendre les plus fines nuances de pensée. C'est pour moi l'occasion d'évoquer le plaisir d'avoir appris à un âge avancé (et non sans efforts) cette langue dont je ne connaissais que quelques mots de sabir bariolé et d'évoquer avec eux l'architecture de leur langue, car un dictionnaire de langue arabe n'est pas un dictionnaire de mots mais un dictionnaire de racines ; et toutes les racines sont constituées de trois lettres : trois consonnes ou voyelles longues (*) ayant valeur de consonne ; en s'enrichissant de lettres ou de syllabes en début de mot, au milieu, intercalées, la racine se cache dans un nouveau mot.

(*) il y en a trois : le alif ou "A" long, le waw ou "U" long et le ya ou "I" long

Alors, cela donne lieu à un véritable jeu de retrouver la racine initiale de trois lettres pour aller la chercher dans le dictionnaire. Non, non !.. Ne riez pas, c'est un jeu comparable à ce que l'on voit dans les pages de divertissements de nos journaux et magazines, et mon dictionnaire d'arabe est devenu mon colin-maillard.

Le fait que nous fumions des cigarettes made in Syria les ravit. Quand Patrick sort son paquet de "Arwan", ça fait mouche :
- T'es Français et tu fumes des cigarettes syriennes !?
Et s'ils ont un paquet de cigarettes américaines dans la poche, ils s'empressent d'en offrir à la ronde. On y va alors de notre couplet politico-économique :
- Nous, les Français, en fumant "syrien" on fait marcher l'économie syrienne ; et vous, Syriens, en fumant américain vous faites marcher l'économie américaine. C'est le monde à l'envers !

On peut aussi exhiber négligemment les "masasas", ces fameuses cuillères à "mat-thé" que nous avons achetées à Lattaquié. Alors, c'est l'étonnement bienveillant sur notre intérêt pour leurs outils familiers. Et cela s'arrose par une nouvelle baratte de thé dans la réjouissance.

Immanquablement, nous montrons nos photos de famille, nous prenons quelques clichés de groupe et nous échangeons nos adresses. On trace ainsi, par toutes sortes de petits gestes infimes, un sillon d'amitié et d'intelligence mutuelle le long de notre chemin.

Banyas, encore une ville qui tourne le dos à son port entièrement caché par une immense raffinerie de pétrole. Sur les derniers kilomètres, son approche est sinistre : la route est coincée entre un haut mur de béton qui nous masque totalement la mer sur notre droite, et un plateau complètement désert à gauche sur lequel ont été installés des leurres militaires en grande quantité désordonnée : avions, canons, chars, radars, antennes... Des leurres qui ne tromperont personne.

Dans le presbytère de l'église orthodoxe, le pope est entouré de quelques paroissiennes sombrement vêtues qui s'affairent, autour d'une grande table de banquier, à empaqueter des grains de riz dans des feuilles de vigne. Hum, hum... C'est de bon augure... Mais non ! On ne reçoit pas les pèlerins, ici, on les expédie chez les maronites. Et le pope nous confie à Monsieur Yurugu, l'un de ses fidèles qui nous y conduit après nous avoir fait visiter sa belle église et nous avoir présentés à toutes les saintes icônes.

On nous apprend hélas que tous les membres du clergé maronite ont quitté la paroisse pour répondre à l'appel de son patriarche de Bkerké, sur les hauteurs qui dominent Jounieh, au nord de Beyrouth. Alors, Monsieur Yurugu ne se sentira délivré de son devoir que lorsque tous nos problèmes seront réglés. Il y a en particulier le problème de l'argent dont on est complètement démuni et qu'on expose timidement... Les banques sont fermées... Et même ouvertes, si elles ont les mêmes règles que celles de Jableh...

De proche en proche, et après avoir fait appel à un vieil oncle qui a fait ses études de médecine à Montpellier et y a épousé là-bas une arlésienne, Monsieur Yurugu nous héberge dans l'appartement somptueux de ses voisins partis passer quelques jours à Damas, nous confectionne un plateau repas copieux et savoureux, et il nous prête cinquante dollars en toute confiance pour continuer notre route... Merci Monsieur Yurugu !

Mercredi 8 novembre : de Banyas à El Krabs.
Yaoum al arbah, 12 sha'ban

Nous sortons de notre appartement de rêve d'un peu plus grand matin que de coutume car la voix du muezzin ne parvient que faiblement dans cette zone résidentielle. Monsieur Yurugu nous attend au bas des escaliers et nous tombons de bon gré dans la douce embuscade qu'il nous tend avec sa cafetière fumante. S'il est une heure des confidences en terre orientale, ce doit être celle du café matinal. C'est en tous cas celle que choisit notre hôte pour exprimer son angoisse existentielle, comme à de vieux amis. Il ne s'agissait pas de se plaindre d'un sort matériel qu'il considérait lui être favorable comme à tous les chrétiens, grâce à une éducation généralement plus accomplie, mais d'exprimer une authentique anxiété collective des chrétiens de Syrie et du monde arabo-islamique. Que va devenir ma famille, que vont devenir mes enfants, que vont devenir mes amis et coreligionnaires dans un milieu qui ne souhaite que leur disparition ?

Nous essayons un discours politico-réconfortant en puisant dans notre fragile mémoire. Tiens donc : Michel Aflak, c'est bien un arabe, un syrien et un chrétien orthodoxe. C'est bien lui, un des vôtres, qui a fondé le parti Ba'ath (la résurrection) sur des valeurs d'arabité, de liberté et de socialisme. Et c'est ce parti qui est encore au pouvoir depuis près de quarante ans. Comment pouvez-vous craindre ce pouvoir que vous avez, vous, les chrétiens, inspiré ?

Tout n'est pas si simple ! Et monsieur Yurugu nous décrit un petit bout d'histoire d'un morceau de Syrie : le parti Ba'ath, les cadres de l'armée, la minorité alaouite, ce sont les mêmes choses : Les officiers supérieurs de l'armée sont les cadres du Ba'ath et les cadres du Ba'ath sont des Alaouites. Hafez Al Assad a transformé le parti Ba'ath et sa minorité alaouite comme un réservoir de cadres et de suppôts de son pouvoir. Et ne vous y trompez pas, ce n'est pas l'armée ni le parti Ba'ath qui tiennent le pouvoir, c'est la minorité alaouite. Et notre ingénieur continue son cours de sociologie politique : Vous savez, les Alaouites sont des musulmans chi'ites de la montagne, là, juste derrière (et il nous fait un signe du bras tendu vers l'est, comme pour nous indiquer sa proximité), pauvres et dénués, tirant leurs ressources de troupeaux de quelques brebis paissant de maigres pâturages ; et quand ils descendaient dans les villes de la plaine pour vendre quelques fromages et quelques tapis noués, leur dégaine de paysans hâves et loqueteux ne manquait pas de déclencher les moqueries et les railleries des bourgeois de ces cités. Subis sans riposter, ces outrages accumulés depuis des générations ont allumé une haine inextinguible au cœur de ce peuple simple mais fier. Ce n'est pas seulement parce qu'ils sont sunnites que les habitants de Hims et surtout ceux de Hama ont été sauvagement mis au pas par Hafez al Assad, c'est surtout une revanche de la montagne alaouite sur la plaine bourgeoise. Et quelle revanche !.. En février 1982, quand le parti des "Frères musulmans" de Hama a exprimé son opposition à la politique du pouvoir (*), l'armée a encerclé la ville et l'a bombardée pendant plusieurs jours sans que les habitants, pris au piège, ne puissent s'en enfuir. Trente mille morts !

(*) c'est le moment où l'armée syrienne soutenait les chrétiens libanais contre les Palestiniens fidèles à Yasser Arafat.

On ne voyait pas très bien la désespérance chrétienne dans ce tableau. Certes, pour toutes les dynasties et les pouvoirs qui se sont succédé, ils ont toujours été suspects d'intelligence avec patriarcats, catholicos et hiérarchies extérieures. Mais après des siècles de dhimmitude, leur sort s'était-il détérioré ?.. Pourquoi y aurait-il une inquiétude nouvelle ?

Justement, mon bon Monsieur ! Hafez Al Assad est mort; son fils Bachir aura-t-il la stature du père pour perpétuer le fragile équilibre politique ?... L'hostilité de la bourgeoisie sunnite majoritaire plane au-dessus du pouvoir alaouite et le menace. Sa réussite est inéluctable. Ne tomberons-nous pas alors sous les coups d'une réaction fondamentaliste ?... Ne chercheront-ils pas à nous éliminer sans pitié, nous qu'ils considèrent comme des alliés objectifs du pouvoir actuel ?

Nous sommes troublés, et nous ne trouvons pas les idées ni les mots pour rassurer. Les paroissiens du père Quintilus avec qui nous avons bavardé avant-hier à Lattaquié nous avaient impressionnés par leur joie de vivre dans le Christ ; ils n'avaient pas peur de l'avenir. Les fidèles de Lattaquié sont catholiques ; Yurugu est grec orthodoxe. Mais alors, la grâce de Dieu passerait-elle plus aisément par Rome que par Antioche ?...

Au moment de nous quitter, monsieur Yurugu ajoute un dernier conseil :
- Surtout, ne dites pas que vous allez à Jérusalem à n'importe qui !

Avec notre nouveau pécule, nous faisons une provision importante sur un marché couvert aux étals riches d'une profusion incroyable de légumes et de fruits. Pour maintenir notre équilibre gastro-entérique, nos provisions fraîches sont toujours "à éplucher" : pommes, bananes, oranges, kakis, grenades ; en somme, nous n'évitons que le raisin. Pour ce qui concerne les légumes - que nous ne faisons pas cuire - on devrait se limiter aux délicieux petits concombres syriens, que l'on peut éplucher, mais les tomates sont si appétissantes que nous n'y résistions pas, quitte à sacrifier un peu de notre provision d'eau pour les laver avant consommation. Pour ce qui concerne la ration de protéines, nous avions recours à trois types de conserves - à peu près les seules que l'on trouvait dans les boutiques-épiceries : sardines à l'huile, thon, pâté. Elles étaient le plus souvent importées du Maroc ou d'Amérique latine. Nous avions plus de tendresse pour les sardines : nous découpions nos tomates dans le fond d'huile de la boîte et nous saucions goulûment.

Avant mon départ de Bretagne, je m'étais laissé convaincre des vertus préventives du Coca-Cola contre la "tourista" . Nous en avons consommé généreusement ; on en trouve des bouteilles de deux litres et un quart.
Lors des grands approvisionnements, comme aujourd'hui, les sacs et la charrette étaient lourds et la démarche pesante. L'heure de la pause casse-croûte était doublement bénie car notre communion gastronomique se doublait de la perspective de l'allégement de notre fardeau.

Nous cheminons toujours sur la petite route côtière, longeant de plus ou moins loin la Méditerranée. Les habitations de qualité sont plus nombreuses et on observe une grande activité de construction dont les chantiers désordonnés empiètent sur la chaussée avec un incroyable sans-gêne.

Nous sommes reçus à El Krabs par le père Élias, le curé de la paroisse maronite. C'est un petit homme maigre et sombre. Il est tout en noir : cheveux, sourcils, prunelles et soutane.Son visage ignore le sourire. L'accueil est rugueux, et cela nous met à l'aise. Père Élias nous loge dans un grand bâtiment paroissial encore en chantier de finition. La petite église moderne est simple et belle. Une grande statue de la Vierge Marie se dresse à l'entrée du domaine paroissial comme pour souhaiter la bienvenue aux arrivants. Elle est soulignée et comme protégée d'un immense paravent de verre et béton en forme d'arc d'ellipse ; plusieurs projecteurs puissants sont prêts à concentrer leur faisceau à travers les verres multicolores sur la statue de pierre blanche. C'est à la fois naïf et majestueux, candide et sulpicien.

Isma Sami est un jeune fidèle de la paroisse. On ne connaît rien des liens qui unissent père Élias à Isma, mais que ce soit la foi, la gratitude, l'éducation ou la parenté, Isma sert père Élias comme on sert son maître. Il est commandé pour de courtes tâches par des ordres brefs en arabe auxquels il répond comme un ressort qui se détend pour servir un verre d'eau, doser un médicament (père Élias est souffreteux), porter un coussin, débrancher le ventilateur. Une attitude de dévotion qui surprend l'homo occidentalis. En me rappelant le comportement de Monsieur Yurugu hier, à Banyas, et son incroyable dévouement à notre égard, je me demande s'il n'était pas lui aussi dans une sorte de service commandé par son pope pour la plus grande gloire de Dieu.

Entre ses nombreux appels téléphoniques, père Élias retombe dans sa somnolence. Nous bavardons avec Sami. Il nous apprend qu'il vit ses dernières heures à Al Krabs car il est convoqué le surlendemain à Hims pour accomplir ses deux ans et demi de service militaire ; et comme sous-lieutenant, s'il vous plaît. Aucune appréhension... Cela fait si longtemps qu'il s'y prépare ; d'ailleurs, il mettra tout en œuvre pour prolonger son service dans une carrière militaire. Mais non, mais non, dans l'armée, il n'y a pas de favoritisme religieux ou politique, tous les officiers sont traités sur un pied d'égalité, qu'ils soient chrétiens ou musulmans, damascènes, alépins ou alaouites. Après quelques jours à Homs, il rejoindra une compagnie de l'armée syrienne stationnée au Liban, dans la plaine de la Bekaa. Sami envisage l'avenir avec bien plus d'optimisme que Yurugu.

Le repas du soir fut une grande fête. Père Élias avait convié Gamal, Myriam et Yacoub. Dès leur arrivée, Myriam s'est enfermée dans la cuisine pour préparer le repas, repoussant obstinément toutes les offres d'assistance. Patrick et moi étions d'ailleurs les seuls à proposer notre aide, nos hôtes masculins, trouvant la situation tout à fait naturelle, mêlaient leur voix en un concert de protestation qui nous disait :
- Holà, attention !.. La cuisine, c'est la place des femmes ! Ne leur donnez pas de mauvaises idées !
Et Sami n'est pas le dernier à nous rappeler à un mâle comportement. Je me demande ce qu'en pense Yacoub, le fils de Myriam, d'une douzaine d'années, car il se réfugie derrière un sourire silencieux. Il a un beau visage rose et joufflu, les yeux et le poil noir, de longs cils recourbés. On pourrait croire qu'il s'est fardé. Et son sourire toujours muet creuse deux petites fossettes dans ses joues lisses. Un Chérubin des mille et une nuits. Mais on ne sait pas ce qu'il pense.

Gamal est un grand ami du père Élias. Il a approché son fauteuil en face de celui du prêtre et ils bavardent tous les deux, dans un arabe rapide et saccadé. On sent que Gamal fait comme un compte-rendu, raconte les menues nouvelles de la ville. Car Al Krabs n'est qu'un village, un rif, et Gamal rapporte des nouvelles de la grande ville de Tartous et de ses nombreuses communautés chrétiennes. Il est professeur d'anglais. Quand il s'adresse à nous, il se lève et fait de grands gestes théâtraux pour accompagner son discours qu'il articule avec recherche, comme dans sa classe. Comme au théâtre. Il s'écoute et guette nos signes d'adhésion.

Quand Myriam apporte le repas, la table est dressée en un tournemain, père Élias prend le haut bout et Gamal distribue les autres places. C'est aussi lui qui, dans un cérémonial affecté et pourtant sans manière et à main nue, distribue les meilleurs morceaux dans les assiettes de ses convives. Il nous verse de grandes rasades d'arak de Suweida et fait passer l'aiguière d'eau fraîche. Il remplit tellement l'espace du geste et de la voix que je mets un certain temps à m'apercevoir que Myriam n'est pas avec nous. Elle s'est retirée discrètement au fond du salon, dans une attitude de recueillement. Gamal baisse alors la voix et se fait confidentiel pour nous expliquer que Myriam est une "voyante". Tout comme les jeunes gens de Medju-Gorgié en Dalmatie, elle rencontre régulièrement la Vierge Marie. En dehors de ces rendez-vous avec la Sainte Mère, elle est souvent dans un état de contemplation intérieure.

À table, il y a le service à la française, le service à l'anglaise, le service à la russe... Dans le service à la "syriaque", tous les plats sont sur table et, après l'agitation de politesse comme a fait Gamal à l'instant, chacun se sert et se ressert à sa convenance ; à satiété, il quitte la table et rejoint le salon où s'établit une nouvelle communion autour du café au fur et à mesure de l'arrivée des gens repus. C'est autant par surprise que par appétit que nous nous sommes trouvés seuls à table, Patrick et moi, à consommer la cuisine d'un ange.

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