Journal d'Alfonso Biescas Vignau ©.
Ce récit a été traduit en français avec l'autorisation
de l'auteur pour le site web de l'Association Française des Pèlerins
de Saint Jacques de Compostelle. Il figure en espagnol
avec d'autres sur http://www.biescasvignau.com
Merci Alfonso !
Avec respect et toute ma tendresse aux bonnes gens de Galice que j'ai
rencontrées, qui m'ont conseillé, aidé ou que j'ai simplement
croisées et avec qui j'ai conversé sur le chemin.
Mais qu'elles me pardonnent, je ne les comprends pas.
Introduction
Quand je commence à préparer ce chemin, je dois faire face à une information
des plus minces. Quelques sites web qui se contredisent les uns les autres sur
les kilométrages et les itinéraires et pas grand chose d'autre.
Grâce à l'excellent site (en espagnol) de récits de pèlerins : http://diariosdeperegrinos.iespana.es/index.htm
j'en trouve cinq qui m'orientent un peu. Ils datent de plus de deux ans mais m'informent
beaucoup plus sur le sujet que tout ce que j'ai lu jusqu'alors. Une pèlerine
galicienne, jolie, charmante, aimable et ayant de nombreux contacts, que j'ai
rencontrée
sur le chemin français en 2004 complète mon information. Je retrouve dans mes
archives un opuscule du Xacobeo que j'ai pris au Bureau d'Accueil des pèlerins
lors d'un de mes pèlerinages.
Avec tout ça et plein d'interrogations, j'organise ce huitième
camino.
Prologue
Le projet initial était de faire le Chemin Primitif au début
décembre en compagnie de Jorge Sanchez, ami bien-aimé, pèlerin
et grand parmi les grands voyageurs du XXIe siècle, probablement
le plus extraordinaire. Pour moi, c'était un honneur spécial, un vrai
cadeau d'anniversaire de partager avec lui ces quelques jours, jouir de son amitié et
de son savoir au travers d'une route que tous deux souhaitions vivement connaître ; et en outre d'arriver ensemble pour faire l'accolade à l'Apôtre Jacques.
Mais parfois les rêves tournent en quenouille et il faut apprendre à l'accepter.
Jorge a dû partir pour la Russie et nous avons reporté la petite aventure à
janvier 2006.
Je n'envisageais pas de rester chez moi sans bouger. J'avais pensé
depuis de nombreux mois à célébrer mon anniversaire sur un chemin de
Compostelle et j'allais le faire. Je décidais de parcourir le
chemin anglais car un ami qui m'est cher, Carlos, m'avait demandé de
l'initier à l'aventure du pèlerinage. Je me dis que cet
itinéraire court serait bien pour commencer
car Carlos n'est
pas en grande forme et il se comporte en grand seigneur. Pour ma part, j'étais
attiré par sa
faible fréquentation, les paysages du parcours et le peu de littérature
qui en parle car je suis curieux.
Je l'expliquais à Carlos qui s'enthousiasma pour l'idée tout en y mettant
deux conditions :
Je devais d'une part tout organiser, c'est à dire crédencials, transferts,
itinéraire, étapes, hébergements, sac à dos et le reste. D'autre
part nous ne dormirions pas dans les refuges mais dans des hôtels.
J'ai déjà dit qu'il est très grand seigneur. J'acceptais donc et
commençais à tout préparer. L'hôtel nous permettrait de nous
alléger de plein de choses comme un sac de couchage, une serviette etc.
Le sac à dos devenait un bagage léger.
Un bonheur, nous allions avoir des ailes !
Jeudi 1er décembre 2005
La Corogne − Ferrol, (004,75km)
Comme je l'ai dit, il m'avait chargé de tout. Par internet, j'obtiens un vol
pour La Corogne sur ligne régulière d'Iberia à un prix exceptionnel.
À 9h du matin de ce premier jour de décembre, nous sommes à
l'aéroport.
Il y a beaucoup de monde et les queues pour l'enregistrement sont
énormes. Mais nous n'avons pas d'autre solution. Nous emmenons des
bâtons télescopiques et on ne nous laisse pas les emporter en cabine :
ils piquent.
Nous décollons avec dix minutes de retard. J'ai une fenêtre A,
c'est à dire à
bâbord et vue vers le sud puisque nous volons vers l'ouest. Un oubli impardonnable.
J'aurais dû demander F, à tribord. Nous perdons le panorama sur les
Pyrénées et la côte Cantabrique qui est ma préférée.
Je suis de ceux qui adorent observer du ciel.
J'ai pas mal de vols en avion à mon actif depuis mon premier en 51 avec
mes parents. Je continue à aimer voler.
Autant si ce n'est plus que la première fois. Carlos sommeille pendant
que moi je me tords le cou car il n'est pas facile de regarder compte tenu de
l'emplacement du hublot.
À peine avons-nous décollé que nous commençons à rencontrer des
nuages qui épaississent au fur et à mesure de notre avance. Le temps
prévu est le pire que nous pouvions envisager. Il y a une bourrasque de
taille qui arrive du nord-ouest et grand frais sur la zone cantabrique.
Quelle déveine ! Dimanche dernier au marathon de Saint-Sébastien,
la météo n'était pas meilleure.
Au départ, nous étions tous trempés claquant des dents,
car il faisait 2°C, il tombait des cordes et le vent nous
emportait. Le commandant de bord nous informe qu'à La Corogne il pleut
copieusement et que le vent souffle fort.
Lorsque l'avion entreprend sa descente, nous traversons une zone de turbulences
et trois bonnes couches de nuages.
Je les ai comptées ! Il fait très gris mais le paysage
est superbe sur la ria de Ferrol à l'approche de l'aéroport.
Nous arrivons exactement à l'heure. Le pilote a dû accélérer
sur le trajet pour respecter l'horaire prévu.
Le vol a été parfait. Une merveille.
Quand nous sortons à la recherche d'un car pour nous conduire en ville, nous
nous affolons tant il pleut, fort et horizontalement à cause des bourrasques.
Carlos recule et dit qu'on ne peut partir à pied dans ces conditions. Je lui dis
qu'il ne faut présager de rien et que demain nous verrons ce qui se passera.
Nous optons pour un taxi qui nous débarque à la gare. Carlos lui demande
un numéro de téléphone
pour qu'on puisse le joindre et qu'il vienne nous chercher dans les collines
s'il fait très mauvais. Ça me semble du bien grand luxe à la
guimauve.
Je ne sais.
Un petit train régional nous emmène à Ferrol. Nous nous asseyons
dans le sens de la marche pour tenter de voir le paysage si la pluie le permet.
Je ne sais si nous y parviendrons. Les passagers arrivent peu à peu et s'assoient
dans le sens contraire.
Ils font d'abord pivoter les banquettes. Contents et satisfaits,
ils nous observent avec pitié. Ils doivent penser que nous sommes de la
touristaille et que nous ne savons pas ce que nous faisons. Je n'y comprends rien,
le train n'a pas d'autre possibilité de mouvement, vers où va-t-il aller ?
Nous nous regardons. En effet il démarre dans le sens prévu.
Eux en pleine félicité et en marche arrière et nous dans
l'incompréhension totale. Nous décidons que telle est la Galice,
une terre de mystères.
La pluie ne cesse pas. C'est un déluge mais le peu que nous pouvons voir est
d'une grande beauté. Village après village, nous avançons.
À un certain moment, le train dispose de deux machinistes.
Au bout d'un moment, l'un descend et l'autre continue.
Probablement le changement de service. Nous voyons de la bizarrerie partout.
Nous arrivons à Betanzos et celui qui était resté sort de
la cabine et s'en va.
Nous allons de surprise en surprise, nous nous délectons de ce monde
où nous ne comprenons rien et où tout le monde nous sourit comme si
nous étions des imbéciles.
Ici nous découvrons la solution de tous ces mystères. Le train repart en
marche arrière. On comprend maintenant pourquoi les gens disposent les
sièges dans le mauvais sens, pourquoi le machiniste s'en va.
Nous éclatons de rire et les gens approuvent. Nous nous emparons du dossier,
le changeons de sens et nous réinstallons convenablement.
Nous commençons notre pèlerinage par une leçon d'humilité
voyageuse.
Jamais l'adage "Où tu vas fais comme tu vois" n'a mieux convenu.
Une fois à Ferrol, compte tenu de la pluie, nous décidons d'acheter
des parapluies. Je me souviens que la première chose que fit Nick Crane en
arrivant à Compostelle avant d'entreprendre son périple de Finisterre
à Istanbul par la ligne des crêtes du continent européen
(Chaîne Cantabrique, Pyrénées, Alpes, Carpates, Balkans)
avait été d'acheter un bon parapluie.
Alors que nous nous dirigeons d'un pas de promenade, avec nos capuches, vers
l'hôtel nous demandons où nous pourrions nous procurer un bon
parapluie classique. Après mûre réflexion, notre interlocuteur nous dit :
"La première, non. La deuxième, non plus. Après trois rues de plus et à droite."
C'est à dire, 2+3 soit cinq. Mais messieurs, ça c'est la Galice.
Il ne faut pas se casser la tête !
Sur place, nous ne trouvons rien d'intéressant. C'est du style dame ou pliant.
Au Parador, comme Carlos a plus de soixante ans, ils nous font une réduction
de 35%. C'est très bon marché et nous bénéficions
de toutes les commodités qui un jour tel qu'aujourd'hui font plaisir.
À la réception, nous demandons à nouveau une boutique où nous
pourrions nous procurer des parapluies classiques. Très aimables, ils
nous envoient chez un marchand de chaussures. Je ne cherche pas à comprendre
mais ai beaucoup de plaisir à tous ces quiproquos.
Finalement dans une boutique de vêtements, nous trouvons des parapluies solides,
légers, authentiques. Quand nous sortons pour les inaugurer, la pluie a bien
sûr cessé. J'accroche le mien à mon col et les mains dans
les poches, nous traînons dans les rues jusqu'à l'heure du dîner.
Carlos marche extraordinairement lentement. Il m'est très difficile de
rester à sa hauteur malgré mes efforts. Je lui dis que j'imagine qu'il
tient ce rythme parce que nous sommes relax et aucunement pressés mais que
demain il ira d'un pas léger. Il me répond qu'on verra bien et
qu'il essayera.
Mon sang se glace car je marche d'habitude à quelques 6 km/h et lui ne
dépasse pas les 2 km/h.
Nous finissons dans le salon de l'hôtel à lire et à écrire
ces lignes tout en prenant une boisson chaude car cette nuit il fait très
mauvais.
Vendredi 2 décembre 2005, premier jour.
Ferrol − Pontedeume, (035,89km)
Je dors bien. À 7 h je suis dans la salle de bain.
Il fait nuit noire et je suppose que le jour ne se lèvera pas avant 8 h 30 car
nous sommes très à l'ouest, à la limite des terres. Je ne suis pas
un lève tard. Sur les carreaux la pluie fait plus de bruit que l'eau de
la douche. Il fait un temps de chien.
Je descends déjeuner et la serveuse, aimable et affectueuse,
me souhaite bon anniversaire quand je lui donne le numéro de la chambre. C'est
effectivement mon anniversaire. Nous en avons parlé à la
réception lors de l'enregistrement et on a dû le lui dire.
L'année dernière, j'étais à Larrasoaña et
j'étais au plus mal.
Aujourd'hui je suis à Ferrol en plein bonheur.
Pendant que j'ingurgite la moitié du buffet, Carlos arrive. Il est
horrifié par ce qui tombe. Je lui dis qu'avec nos parapluies nous
n'aurons pas de problème et que nous allons passer un très bon moment.
Il me lance un regard torve.
Nous finissons de déjeuner et lui part à la messe à l'église de
Las Angustias
qui est sur notre route. Il m'attendra là bas. Pendant ce temps je ramasse tout
et descends payer. Nouveau bon anniversaire et ils me font un cadeau : un bonnet
de pluie (tout à fait à propos) et une gravure de Ferrol. C'est un plaisir
de fréquenter des lieux où on soigne les formes et où on
vous traite aimablement.
Merci.
Je vais au quai de Curuxeiras où débarquaient ceux qui voulaient
rejoindre Saint-Jacques. Une forte bourrasque fouette la côte.
Sur le port, on la subit dans toute son intensité. Le parapluie me sauve
mais le mécanisme de fermeture me coupe au doigt profondément.
Je rencontre et suis la première balise du Chemin Anglais sous une arcade
du Paseo de la Marina. Je dois expliquer qu'ici en Galice les balises
contrairement au reste du monde sont à l'envers. La direction correcte est
celle qui va du point de convergence des lignes qui forment la coquille vers la
partie ouverte. Je prends une ruelle qui monte vers l'église
San Francisco, le Parador et un calvaire. De là, je passe par la
Rua Real jusqu'à la Place de Armas où on bifurque par la rue
Terra jusqu'à la Place de la Constitution, Canton de Molins et
Place das Angustias où Carlos m'attend. Il me demande si j'ai vu son
chapeau de pluie que le vent a emporté.
Il m'embobine et m'envoie le chercher. J'ai déjà dit qu'il était
tel un grand seigneur et moi je suis un idiot. Je reviens sur mes pas au delà de
la Place d'Amboaxe et j'ai la chance de le trouver car il n'y avait plus
beaucoup de possibilités.
Je reviens et son visage s'illumine. Comme à partir de l'église de
las Angustias,
je ne trouve plus de balisage j'interroge une pharmacienne. Très aimable,
elle m'indique la véritable route et un itinéraire alternatif plus
court. Je choisi le chemin authentique et sans rien dire à Carlos je
l'emmène par l'Avenida del Mar.
À un endroit en bordure de chaussée, il y a une flaque énorme,
de près de 70 mètres de long. En passant les voitures
soulèvent une vague majestueuse et superbe qui si elle t'atteint te noie.
Nous devons calculer, synchroniser et passer en courant pour échapper à
l'éclaboussure. Nous procédons séparément pour
que celui qui surveille alerte l'autre d'accélérer. Une fois passés,
nous sommes morts de rire au spectacle de l'eau qui, à chaque véhicule, vole à une hauteur inusitée.
Bien qu'il n'y ait pas trop de balises du Camino, celles qui existent sont logiques.
De plus des signalisations de GR apparaissent, le GR50 probablement.
Elles facilitent le suivi de l'itinéraire. La première borne avec
kilométrage porte 114,996.
Oui, précis comme ça. Bon, est-ce la distance jusqu'à la porte
de la Cathédrale ? L'entrée de la ville ? Autre part ?
En ligne droite avec calcul au GPS ? Ou alors tient-on compte de tous les
endroits scabreux, montées et descentes qui égayent le chemin ?
C'est une question que je me suis toujours posée et personne n'a su y
répondre jusqu'à maintenant.
Par ici, le Camino longe continuellement la ria. Bien qu'on traverse des
zones industrielles et urbaines sur la droite, il y a toujours la beauté
de la mer qui pénètre au milieu des terres fertiles et
verdoyantes de Galice.
On passe par le Monastère de Saint-Martin de Xubia dont les modillons des
absides méritent un arrêt. Après vient une petite montée
dans laquelle je dois traîner Carlos.
Ensuite il n'y a pas grand chose jusqu'au moulin de marées de As Aceas
de Lembeie
où je prends des photos tandis que mon compagnon prend de l'avance.
Nous passons par Neda et continuons à avancer. Au refuge de pèlerins, nous perdons
nos repères et un grand-père très gentil nous remet dans la
bonne direction.
Le temps s'améliore. Nous sommes passés d'un lever du jour avec
bourrasques à une une espèce de légère bruine.
Avec nos parapluies, c'est la gloire.
Au bout d'un moment, nous nous perdons. Nous suivons une flèche très
nette et ne voyons pas un petit pont qui franchit un ruisseau. Un sentier nous
conduit à un jardin.
Nous retournons sur nos pas et nous nous dirigeons vers un bar pour demander
notre route. Nous retrouvons le chemin.
Carlos est limite aussi nous entrons pour prendre quelque chose.
Je demande un café au lait et on me sert un petit crème.
En Galice si tu veux un café au lait comme on le prend ailleurs, il faut
préciser "grande" si non on t'en donne un tout petit.
Nous demandons combien il reste de kilomètres pour Pontedeume et entendons
toutes les versions.
De 10 à 32. Je ne sais que penser. Le rythme de mon compagnon me fait peur
et je lui en parle.
Je lui dis qu'ainsi nous n'arriverons pas.
Il déprime à l'idée d'avoir encore plusieurs heures de cheminement
devant lui et réduit encore son rythme. Il traîne les pieds et son visage
affiche une profonde désolation. Je ne sais que faire pour l'encourager
et pour qu'il accélère.
Mauvaise affaire, et pour en rajouter la pluie tombe plus dru.
Nous cheminons entre les chiens de ferme et les villas énormes. Tous les
édifices sauf
rarissimes exceptions sont aussi grands que laids. Ici l'argent coule à flots mais
l'architecture hélas est médiocre.
Nous marchons depuis plusieurs heures et nous nous trouvons en face de notre
point de départ. Nous avons fait un tas de kilomètres pour arriver
au point où aboutit le pont qui enjambe la ria dans sa partie large.
Les voitures font quelques trois kilomètres et nous seize mille pour
arriver au même endroit. Elles mettent trois minutes et nous des heures.
Ce n'est pas frustrant mais tu ne peux éviter d'y penser.
À partir de Fene, il y a plusieurs tronçons où on chemine sur
des sentiers dans les eucalyptus. Jusqu'à présent tout le chemin a
été sur du bitume. Je commence à le ressentir. Je crois avoir
des débuts d'ampoules sous chaque talon et je souffre
de la jambe droite. Je n'ose pas regarder Carlos. Après plusieurs côtes,
nous arrivons à l'autoroute. Avant, il me semble qu'on la traversait. Oui,
l'autoroute, bestialement ! Maintenant la flèche pointe le passage vers
le bas, toutefois le grillage est troué là où les pèlerins
passaient et tentaient la traversée à moins qu'une voiture ne les
expédie directement auprès de saint Jacques par la voie rapide.
Avant d'arriver à Cabanas, nous rencontrons deux dames en promenade. Je
les interroge et elles me répondent qu'il ne reste même pas trois
quarts d'heure ou moins.
Le visage de Carlos s'illumine comme s'il récupérait des forces.
Elles nous conseillent une autre route plus courte mais je préfère
continuer sur la vraie.
Il me faut un bon moment pour le convaincre avec comme argument final : Et si nous
nous perdons ?
Nous descendons vers Pontedeume par un autre sentier d'eucalyptus et quelques
routes régionales asphaltées. Nous passons devant le Chalet Mazatlan
et arrivons au vieux moulin. Plus tard, nous croisons le chien noir borgne dont
parle Fernando Pazos dans son journal. Il a toutefois bien vieilli et
n'apprécie plus de partir en guerre. Certes il nous regarde, puis nous
regarde encore et finalement opte pour nous laisser en vie.
Quand nous arrivons à la plage de la Magdalena, Carlos est déjà
un zombie.
Il est pâle et cadavérique. Je lui dis d'avancer pendant que je passe voir la plage,
que je vais prendre des photos, tremper les pieds dans l'eau et me perdre dans
la pinède.
Je le rejoins juste au calvaire qui est à l'entrée du pont et
l'emmène prendre
quelque chose pour lui redonner du tonus. Il ne va pas y arriver alors qu'on est
tout près.
Au bout d'un moment, nous sortons et suivons le balisage d'un PRG
(Petite Randonnée Galicienne) comme nous le faisons depuis de nombreux
kilomètres soit deux traits,
un jaune et un blanc. Celui-ci nous mène dans une montée
endiablée qui nous offre une vue merveilleuse sur Pontedeume.
Nous nous rendons compte alors que nous nous éloignons de notre but.
Quel morceau cette descente jusquà ce que nous arrivions au pont !
Nous traversons et cherchons une chambre dans le premier hôtel que nous voyons.
La réceptionniste qui s'occupe de nous est aimable et jolie. Ses yeux sont
les plus beaux que j'aie jamais vus. Je suis ensorcelé tandis qu'elle
m'interroge. Elle se rend compte que c'est le jour de mon anniversaire et me
félicite. Je rejoins la chambre hébété. Carlos monte
totalement lessivé. Il se douche et se couche.
Il est mort. Quand la salle de bain est libre, je prends une très longue
douche réconfortante et relaxante. Je regarde mes pieds et comme j'ai
deux petites ampoules sous le talon, je place un Compeed sous chaque pied.
On verra, la solution n'est pas facile. Je descends parler aux yeux
sous prétexte de chercher où dîner etc. Je fonds d'admiration devant
sa beauté. Carlos descend et nous partons dîner là où
elle m'a dit. Nous rentrons sans tarder car nous portons le poids
des kilomètres et de la pluie. Comme il fait froid, la réceptionniste
me monte une couverture.
J'ai les genoux qui tremblent de la voir dans ma chambre.
Samedi 3 décembre 2005 (deuxième jour)
Pontedeume − Miño − Betanzos (61.01km)
Je dors bien. Je me réveille tard, le jour se lève déjà. Je regarde par la
fenêtre et dis à Carlos qu'il fait beau et que le ciel est presque
dégagé. Il dit qu'il ne me croit pas et se retourne dans son lit.
Je lui dis de ne pas être
paresseux, qu'il est déjà très tard. Il me répond
qu'il est épuisé.
Je vais à la douche et pendant que je m'habille et ramasse les affaires
je lui dis que je descends déjeuner, que s'il ne veut pas continuer nous
nous retrouverons à Saint-Jacques. Que ce que nous ne pouvons pas faire c'est
de partir à midi et je m'en vais.
À la réception, il y a une jeune fille très aimable mais je dois
faire sans les yeux qui me souriaient hier soir. Je lui dis de préparer
ma note et qu'après le petit-déjeuner, je paye et m'en vais.
Quand je termine le café qu'on m'a servi avec des tartines grillées,
Carlos apparaît. Il semble, bien que pas très en forme, plus dispos
qu'hier au soir.
Pendant qu'il déjeune, je paye et passe le récupérer.
Je vais photographier le pont tandis qu'il le passe.
Nous nous retrouvons au delà du calvaire en pleine montée. Elle
est dure et me rappelle la sortie de Villafranca del Bierzo par le chemin difficile,
celui qui affiche "para buenos caminantes" (pour bons marcheurs).
Il n'en finit pas. Il monte, monte, monte. À un certain moment, nous
sommes fort haut. Comme le temps est plutôt beau, nous pouvons admirer la
vue sur Pontedeume, la ria et les collines qui l'entourent.
Ça vaut la peine de suer pour arriver ici. Le chemin que suit le PRG est
couvert de bitume mais au moins il parcourt de merveilleux bois d'eucalyptus
et, à un certain moment, nous croisons un sentier plein de feuilles mortes et
de châtaignes. Dans un tournant, un rapace énorme s'envole. Je
n'ai guère le temps de l'observer mais c'est un grand et puissant oiseau.
Il y a quelque chose qui ne me plaît pas et je ne fais pas
référence à la lenteur de mon compagnon. Il y a quelque
chose qui me titille. Mon sens de
l'orientation me lance des signaux. Je ne veux pas faire de commentaire pour
ne pas provoquer de panique, mais quelque chose ne marche pas.
Nous continuons vers le haut, encore et toujours et arrivons au Mallo do Salto
après 7 km de côte selon mon podomètre.
Le balisage ici indique un virage de 90° à droite.
Nous pénétrons dans un bois magnifique sur un étroit sentier
qui serpente entre les eucalyptus et les broussailles. Une merveille avec
les rayons du soleil qui filtrent entre les branchages créant un
jeu extraordinaire de lumières et d'ombres. On ne monte plus, on descend.
L'allégresse ne dure pas. Le sentier prend fin et une balise indique un nouveau
virage de 90° sur la droite, par une route forestière sans charme.
Ce n'est plus un simple souci, c'est à présent une certitude : notre
direction n'est pas bonne et je le dis à Carlos. Quelques mètres
plus loin, nous tombons sur une petite route.
C'est celle que nous avons prise dans la montée.
Et les indications pointent vers le bas, l'origine de la promenade.
Je me fâche beaucoup contre moi même. Pourquoi ne pas avoir
réfléchi deux fois au chemin que je prenais, pourquoi m'être
trompé deux fois, hier et aujourd'hui, au même endroit,
parce que je n'ai pas voulu demander. Pas d'excuse. Impardonnable.
Carlos voulant minimiser l'erreur, qu'il en soit remercié, m'enfonce. Il ne se
tait pas et, sans le vouloir, me fait plus de mal que s'il m'avait traité
d'imbécile car c'est bien ce que je suis. Je lui demande de bien vouloir
se taire car je suis de très mauvaise humeur.
J'entends des bruits, me retourne et vois un petit chien qui nous suit depuis un
moment. Il nous accompagne. Je lui crie après, tente de lui faire peur et
le menace d'un jet de pierre pour qu'il retourne à la maison avant de se
perdre. Son regard m'achève. Il m'épuise.
À 13 h 30 nous arrivons à Pontedeume, quelque quatre heures
après le départ.
Nous nous sommes donnés du fouet à monter et descendre et avons
fait 12 km pour rien selon mon podomètre. Il indique également
notre vitesse : moins de 3 km/h.
Je suis sur les nerfs. Je laisse Carlos dans un bar devant une tisane pour
qu'il récupère et pars repérer notre chemin.
Il est là, devant moi.
De quoi mourir. Je le prend, il monte à l'église Saint-Jacques
que je visite.
Il y a ensuite quelques marches qui conduisent vers le haut de la colline par une
montée qu'on dit assez dure.
Je retourne à la route. La ville est jolie, c'est jour de marché
et il y a de l'animation. Il fait bon et c'est fête. Les gens sont en train
de prendre l'apéritif aux terrasses.
Quand je raconte à Carlos ce qui se passe, il dit qu'il va prendre un taxi.
Il a déjà fait les 10 km qu'il veut bien faire par jour.
Sa façon de poser le problème me déprime mais j'accepte.
J'analyse ce que je dois faire pour ma part et vois qu'il est presque 14 h et
que si je démarre maintenant je n'arriverai même pas
avant la nuit car je ne sais combien il y a de kilomètres d'ici Betanzos.
Il n'y a pas moyen de le savoir. Aussi je lui propose d'aller en taxi jusqu'à
Miño
et de là nous suivrons le chemin. Il accepte.
Que c'est agréable en voiture ...
Le chauffeur est aimable et
il nous dit qu'à partir de l'endroit où il va nous laisser le chemin est
facile, c'est tout plat. Il ajoute qu'il ne reste pas grand chose à parcourir,
quelques neuf kilomètres. Mon compagnon reprend courage. Il nous fait payer 9 euros
après nous avoir indiqué un endroit pour manger un morceau, puis il s'en va.
Nous prenons une assiette de rondelles de chorizo et des bières. Carlos
mange vite, très vite. Une célérité incroyable.
En vérité je reste sur ma faim car je ne peux récupérer
que deux ou trois morceaux. Au moins j'ai ma chope et celle là c'est
ma chope à moi.
Nous partons, lui en forme et moi dépité à cause du chorizo
qui s'est envolé.
Nous trouvons tout de suite le balisage. Je prends quelques photos de
l'ancienne gare de Miño-Castro et quand je tente de rattraper Carlos je
m'aperçois qu'il n'a pas vu le signal qui fait tourner à 180°
après le pont bleu sur la voie de chemin de fer.
Il va dans la mauvaise direction. Je l'appelle mais il ne m'entend pas et je dois
accélérer pour l'atteindre.
Heureusement qu'il va très lentement. Nous continuons, passons près
de la plage et d'un vieux manoir énorme jusqu'à Ponte do Porco
où de nouveau je prends quelques photos. Je me rends compte que Carlos
a avancé de pas mal de mètres et face à trois alternatives
il me semble qu'il a fait le plus mauvais
des choix, le bord de la grand-route. Je le rattrape presque en haut de la
côte, trempé de sueur par ma persécution et lui fais part de
mes doutes.
Nous rejoignons des maisons et là dans une boutique nous nous renseignons.
Ils nous disent que nous allons dans la bonne direction; droit sur Betanzos.
J'insiste en disant que nous
parcourons le chemin anglais. Là non, ce n'est plus du tout
la bonne direction. Après le pont, il faut virer à gauche.
Quelle journée !
Demi tour, il nous faut revenir en arrière sur plus d'un kilomètre.
De retour à el Ponte, nous finissons par trouver sur l'asphalte la
flèche assez effacée par la circulation automobile. Nous
pénétrons dans les bois et vite
commence une forte montée à qui j'attribuerais bien trois bottes
dans l'échelle des difficultés tant elle nous met en sueur.
Nous passons au dessus de l'autoroute et le soleil se montre. J'utilise le
parapluie comme ombrelle. Je suis très content de lui. Je l'utilise avec
de plus en plus de plaisir moi qui ai toujours supporté
les averses tête nue. Je dois vieillir et m'embourgeoiser.
Ça doit être ça.
Et bien non, ça me plaît !
Nous arrivons à un bois et un homme nous dit qu'il n'y a plus de montée
jusqu'à Betanzos. Je l'interroge sur celle de Matacabalos et il nous
répond que c'est celle que nous avons déjà passée et
qu'il ne nous reste plus que 45 minutes.
Bon, c'est une bonne nouvelle en ce jour parsemé d'erreurs.
Nous nous quittons et peu après commence une côte qui doit
mériter au moins quatre bottes. L'homme avait de l'humour mais de l'humour
noir ! Allez savoir combien d'heures de marche, il nous reste. Si je le revoie,
je vais lui dire des mots doux !
À Carlos aussi je vais devoir en dire car il renâcle depuis un bon moment.
Ou je l'encourage, ou je dois l'abandonner au prochain cimetière qui est
celui de San Pantaleon de las Viñas où il y a une plaque
qui dit ce qui suit :
SAINTE MISSION
DIEU TOUJOURS TE VOIT, DIEU TE JUGERA
DEVANT SON TRIBUNAL IL T'APPELLERA
SONGE SOUVENT QUE LE PÉCHÉ A DONNÉ LA MORT
À JÉSUS, VIE BRÈVE,
MORT CERTAINE, DE LA MORT L'HEURE EST INCERTAINE
UNE ÂME, TU AS UNE SEULE ÂME,
QU'EN SERA-T-IL DE TOI SI TU LA PERDS
LA VIE ACTUELLE PROCHAINEMENT PRENDRA FIN, L'ÉTER-
NITÉ JAMAIS NE PRENDRA FIN.
INDULGENCES CONCÉDÉES À LA SAINTE
CROIX : PLÉNIAIRES APRÈS CONFESSION ET
COMMUNION, LE JOUR DE L'ÉRECTION DE LA STE.
CROIX, PARTIELLES DE 5 ANS ET 5 QUAREN-
TAINES, POUR CEUX QUI PRIERONT 5 N.P. EN MÉ-
MOIRE DES PLAIES DE N.S. JÉSUS CHRIST,
7 ANS ET 7 QUARENTAINES POUR CEUX QUI RÉ-
CITERONT 7 JE VOUS SALUE MARIE, EN MÉMOIRE DES
7 DOULEURS DE LA VIERGE.
15 MAI 1907 ET 1922
RESTAURÉ LE 30 AOÛT 1936
De là, la petite route sur laquelle nous avançons commence à descendre
jusqu'à la plaine où nous arrivons un bon moment plus tard.
Nous interrogeons un
type qui nous dit qu'il y a encore 6 km avant Betanzos, qu'il nous faut passer
la côte de Matacabalos qui est très dure. Que nous en avons pour
deux heures, au moins. Si j'attrape notre premier informateur je le tue et le
chauffeur du taxi aussi.
Nous affrontons la côte redoutée et elle n'est pas si terrible. Je ne lui
accorderais pas plus de deux bottes bien que je commence à ressentir la fatigue.
Carlos est passé de l'état de zombie à l'état
léthargique qui précède l'agonie.
Plus personne ne peut le faire avancer. Depuis plusieurs heures, il ne dit mot.
Il va nous falloir quatre heures si nous continuons comme cela.
Le paysage est incroyablement vert au fur et à mesure que nous approchons
de Chantada, verger merveilleux de la Galice magique. Il commence à
pleuvoir, d'abord une fine bruine qui se transforme en bonne averse.
Avec le parapluie, c'est comme si de rien n'était et ça correspond
au paysage, humide, qui donne des massifs merveilleux au volume incroyable d'hortensias
Hydrangea Grandiflora.
Nous commençons à descendre sur Betanzos et à l'approche,
la pente se fait très forte ce qui sollicite au maximum les muscles
déjà fatigués. La jambe droite me fait très mal
à cause d'un pincement.
Une fois franchi le pont sur le Mandeo, nous tombons sur l'Arco da Ponte Vella.
Là nous demandons le centre pour chercher un hôtel. On nous envoie par une
rue extrêmement pentue. Je n'arrive pas à entraîner Carlos
même en lui faisant miroiter une petite bière et une ration de
rondelles de chorizo.
Il me suit à deux kilomètres. Sur la Place des Hermanos Garcia, nous
demandons où nous pouvons trouver un hôtel. On nous envoie au Garelos
où tout est très électronique au point qu'il n'ont pas de
quoi tamponner nos crédencials.
Nous nous douchons, Carlos se repose un peu puis je l'accompagne à l'église
Santo Domingo où nous convenons que je viendrai le
récupérer à la fin de la messe car je veux voir les
nombreuses choses qu'il y a à visiter et je dois faire tamponner les
crédencials quelque part.
Je trouve toutes les églises fermées et dois faire des photos de
l'extérieur sans obtenir un coup de tampon de personne. Ainsi je reviens
au bout d'un moment et mon compagnon dit que le prêtre est dans la sacristie
et que je peux en profiter pour lui apporter le crédencial. Je fais la
queue car il y a moult dames avec souhaits et questions. Quand vient mon tour, il
me dit qu'il ne peut tamponner, que son tampon est en haut et il lève
les yeux au ciel. Comme c'est ici terre de mystères,
je n'en demande pas davantage, je remercie et sors.
Nous allons prendre une petite bière pression dans les bars de la place et,
là non plus, ils n'ont pas de tampon. La chose commence à se
révéler difficile. On nous recommande un restaurant pour goûter
des choses typiques du terroir, le Pulpeiro.
Celui qui nous reçoit, nous installe et fait le service est un effronté.
Je croyais que ce genre de types n'existait plus dans la géographie. Quand nous
lui demandons des produits locaux, il nous regarde avec mépris et nous propose
des gambas à l'ail.
Nous insistons et obtenons qu'à contrecœur et en faisant la grimace, il
nous serve des moules maison à la vinaigrette que Carlos liquide
presque avant que je puisse y goûter, du poulpe a feira qui s'envole
de la même manière et que je peux à peine goûter et du colin
à la romaine avec pommes de terre pour lequel je lutte
désespérément. Ainsi, un peu sur les nerfs et absolument
frustré par le service et parce que je n'ai pratiquement pas mangé,
je paye et m'en vais sans laisser de pourboire.
Nous continuons à ne pas avoir goûté aux produits du terroir et n'avons
pas nos credencials tamponés.
Ensuite au lit car la journée a été longue. Carlos est totalement épuisé.
Deux jours l'ont lessivé. Moi je suis très découragé par les circonstances.
C'est ma faute d'avoir accepté un travail que je ne peux accomplir. Je considère ce Camino comme terminé.
Dimanche 4 décembre 2005 (troisième jour)
Betanzos - Meson do Vento (74.01km)
Je dors mal et me réveille au petit matin avec de la fièvre.
Le temps est bouché et il pleut. Je me rendors et me re-réveille
à 9 h très mal en point.
Le ciel s'est un peu dégagé. Je prends ma douche et descends
déjeuner. Carlos continue de dormir. Ça m'est égal, j'ai
perdu mes illusions et probablement la santé.
Quand il arrive, pendant qu'il déjeune et que moi je reprends du café
pour récupérer, je dis que nous pourrions prendre un taxi qui nous
laisserait directement à 10 km de Bruma. Son visage s'illumine et il attrape
l'idée au vol.
Maintenant que nous avons des heures devant nous, je propose de visiter la ville.
Comme nous sommes dimanche, nous pourrons peut-être entrer dans les églises
qu'hier nous avons trouvé fermées. Nous obtiendrons peut-être
un coup de tampon, car nous ne l'avons toujours pas.
Nous sortons faire les touristes et voyons l'église Santiago
(fermée pour travaux), celle de Santa Maria de Azougue (merveilleuse)
et celle de San Francisco (délicieuse) avec le tombeau d'O Bo
(intéressantissime). Nous n'avons toujours pas de
tampon car dans chacune il n'y a personne d'autre que les saintes images.
Nous retournons à la place prendre un café et obtenir quelques informations
supplémentaires pour la suite. Nous interrogeons une serveuse qui
nous dit qu'en moins d'une demi-heure nous sommes à Bruma. Je lui
répète que nous sommes à pied.
Elle nous dit qu'elle est du coin, qu'elle connaît bien la région,
que nous devons laisser tomber le truc des flèches et qu'à la
sortie de la ville, nous avancions plein nord. Je lui explique que Saint-Jacques
est vers le sud mais elle insiste avec sa route.
Je ne discute plus car sur ce coin de terre c'est impossible.
Nous payons les cafés et je demande où est la caserne de gendarmerie
(guardia civil).
C'est notre dernière chance d'obtenir un coup de tampon.
Carlos me dit de m'en occuper car lui va à l'hôtel se reposer un moment.
Moi j'ai l'impression d'être un sherpa-majordome.
Dans la petite caserne, on ne me comprend pas. D'abord ils le prennent mal,
mais à force de le redemander aimablement et avec mille sourires ils comprennent
et finalement acceptent. Je sors les crédencials et après je ne
sais combien d'heures de lutte, la maréchaussée me sauve.
Je l'ai, le cachet local !
Je passe récupérer Carlos et accablé par ma faiblesse et
les frustrations, nous allons vers la station de taxis.
Nous abordons le premier de la file et lui expliquons
bien ce que nous voulons. Avec la carte, nous lui montrons où la grand
route croise le Camino.
Nous chargeons les sacs à dos et démarrons.
Que c'est confortable en voiture !
Nous commençons à parler mais à chacune de nos questions il
répond à d'autres questions posées par je ne sais qui.
C'est une conversation de sourdingues.
Nous parcourons des kilomètres jusqu'à ce qu'il se gare sur le
bas- côté gauche et nous dit que de là, Bruma est tout près.
Nous lui demandons où est le Camino et il répond qu'il n'en a
aucune idée. Notez que nous lui avons montré plusieurs fois la
carte et avons insisté. Cela n'a servi à rien. Il nous
fait payer 13 euros et s'en va.
Comme on ne comprend rien dans ce pays, je me lance, bille en tête sur le
bas côté gauche vers Monte do Vento. Il ne pleut pas mal, mais
avec le parapluie comme si de rien n'était.
La route est une longue côte dure qui nous met en sueur. En voiture, je suppose
qu'en troisième, on doit grimper en beauté, mais à pied,
on voit le monde d'un autre œil surtout avec de la fièvre et un sac
à dos.
Au sommet, il pleut à seaux et le vent commence à souffler fort.
À présent, je comprends la raison du nom de cet endroit car, plus
nous avançons, plus l'air nous
cingle avec force. Je suis en train de prendre froid, mais étant
déjà malade n'importe quoi m'indispose, je ne m'en inquiète
pas plus. Nous allons de l'avant et au bout de quelques kilomètres, nous
trouvons la borne du chemin anglais qui indique 45.493.
Nous sommes dans la commune de Carral, à Santa Maria de Beira.
Nous le prenons et notre joie dure peu car après quelques tronçons de
sentier nous voilà de retour à la grand-route.
Nous arrivons à un bar-tabac. Nous entrons et pendant que Carlos commande
une tisane pour se réchauffer, moi je demande quelques madeleines et un
verre de lait chaud.
La serveuse nous raconte plusieurs anecdotes de pèlerines qui sont
passées par là les années antérieures et veut en
savoir plus sur nous. Ainsi aura-t-elle de quoi raconter à ceux qui
viendront après nous.
Elle dit que le Camino passe loin. Nous partons et juste en face sur un
lampadaire est peinte une flèche jaune de plus d'un mètre.
Les mystères de Galice nous surprennent où que nous soyons.
Nous suivons le balisage qui nous emmène en bordure de route. Quand nous
passons par la centrale électrique, je m'approche de la grille et fais
quelques photos. Une alarme retentit et tout un hurlement incroyable de
sirènes se déclenche.
Je traverse la route et m'éloigne en vitesse, car la tuile est proche.
Sur la route une voiture s'approche et s'arrête. On me demande si j'ai vu
"un Can" (chien en galicien). Si j'ai bon souvenir dans le journal
de Fernando Pazos qui m'a tant aidé, il racontait qu'on lui avait posé
la même question approximativement au même endroit. Hasard ou
mystère. On ne sait plus que penser dans ce pays.
Il est 15 h 30 quand nous arrivons à Meson do Vento. Nous entrons
dans l'hôtel de la station service et on nous donne une chambre. Il y fait
très chaud mais c'est appréciable avec le temps qu'il fait dehors.
Carlos descend appeler à la maison et moi je m'endors dès que je
me couche. Je suis très molasse. La jambe droite me fait très mal
à cause du pincement et la cheville gauche pour avoir marché pendant
trois jours sur le bitume.
Je me réveille à 16 h 15 et descends au bar. J'ai soif et faim. On
me donne le plus mauvais morceau d'omelette que j'aie jamais goûtée. Il est
énorme, mais je le termine. Ventre affamé... Vous savez !
Nous passons l'après-midi au bar, assourdis par la télévision
et enfumés par la cheminée.
Je me morfonds à rester tant d'heures assis et à entendre tant de
coups de feu. Je me souviens de Schoppenhauer quand il a écrit :
L'intèlligence de l'homme est inversement
proportionnelle à sa capacité de produire ou supporter les bruits
Je ne sais si c'est vrai pour l'intelligence mais je suis certain qu'il y a bien une
relation avec la sensibilité et la culture.
Je monte lire dans la chambre. Je dois ouvrir la fenêtre et fermer les radiateurs
parce que la chaleur dans la chambre est insupportable. Au bout d'un moment, je
me douche et descends dîner. À la fin on nous sert une cuisine maison et
locale qui nous tonifie.
Nous montons dormir tôt parce que nous nous ennuyons ferme et moi en plus
je suis fiévreux.
De nouveau, il pleut à seaux. Je suis au bout du rouleau quand je me brosse les dents.
Lundi 5 décembre 2005 (quatrième jour)
Meson do Vento − Sigüeiro − Saint-Jacques-de-Compostelle
Quand le jour se lève, il tombe désespérément de l'eau.
Comme je ne me sens pas bien, que je continue à avoir de la fièvre,
que Carlos dort et que j'imagine que comme la veille, nous allons faire dix pauvres
kilomètres, je me retourne et en profite pour prendre du repos et essayer
d'évacuer le malaise de mon corps.
Quand je me réveille à nouveau, il est 9 h 05. J'ai bien dormi et me
trouve un peu mieux mais j'ai honte de mener cette vie de touristin, nom dont
Jésus, l'hospitalier de Najera, affublait ces pèlerins qui vont avec
une voiture d'accompagnement et ne font que quelques kilomètres par jour sans
trop se fatiguer et sans se salir les chaussures de promenade.
Je suis déprimé et frustré. Quand je songe au Camino que je suis
en train de faire, le rouge de la honte me monte au visage. C'est fois-ci, je ne
vais pas mériter la Compostela.
Je descends déjeuner et attends Carlos que j'ai laissé dans le
plus doux des songes. Entre temps je jette un œil sur la presse qui, en Galice, est toujours de droite.
Quand il apparaît, j'en profite pour payer, tout ramasser et organiser la
journée.
De la chambre, je peux voir un impressionnant arc-en-ciel parfaitement formé qui
occupe tout l'espace. Un demi arc de cercle parfait. J'essaye de faire
des photos, mais il ne tient pas dans mon appareil. Il est énorme et merveilleux.
Réunis dans le bar, nous convenons de faire 10 km parce que Carlos ne peut faire
davantage. Je demande un taxi et on me donne un numéro. J'appelle, on ne me
comprend pas et on me raccroche au nez. Normal, c'est la Galice.
Nous demandons de nouveau à la jeune fille du comptoir et elle nous dit que si
nous avançons sur le chemin, nous atteindrons avant le premier kilomètre
Meson Ruta où il y a un service de taxi. Que veut-elle bien vouloir dire
avec ça ? J'ai peur rien que d'y penser mais nous prenons le risque
et allons dans la direction indiquée.
Et cette fois, c'est véridique car tout de suite une auberge affiche un
panneau taxi.
Comme il est muni d'un GPS, je lui indique la même chose qu'au chauffeur de la
veille. Bien qu'il réponde aussi ce qu'il veut à nos questions, il
nous mène exactement à l'endroit où le Camino croise
la route. C'est parfait. Le sentier avance parmi les bois et sous les tunnels
de végétation. J'apprécie ces kilomètres.
Il y a un peu de soleil entre les nuages, je me sens mieux et Carlos doit avoir de
l'entrain ce qui le fait cheminer avec un peu plus de légèreté.
Le ciel se dégage et je dois enlever des vêtements car je suis
trempé de sueur. C'est curieux mais sur le chemin anglais il n'y a pas
de bouses de vache. Il ne sent pas comme le français où elle est
mêlée à la boue, du Cebreiro jusqu'à l'entrée
de Saint-Jacques.
Sur certains tronçons, l'agréable piste forestière qui nous conduit
sous les eucalyptus me rappelle celle qui aboutit à San Juan de Ortega.
Malgré tout, le son de la grand-route dont le tracé doit être
très proche et parallèle à notre sentier, se fait entendre,
rompant une partie du charme de la forêt et annulant ses bruits les plus intimes.
Je laisse Carlos passer devant pour m'adapter à son pas. Je ne sais pas, en effet,
marcher si lentement. Aussi je m'entretiens avec mes affaires, admirant la nature,
la beauté de l'endroit, les parfums de la campagne. Je m'arrête au
bout de quelques mètres puis reprends et le rattrape.
Parfois je le dépasse, quand je vois quelque chose d'intéressant.
Je peux ainsi y consacrer le double
de temps sans le perdre de vue ni notre route.
Pendant que je prends des photos d'un joli petit pont de bois, il me rattrape. Il glisse sur la mousse et tombe presque à terre. Il aurait pu se blesser à mort, terrible, affaire d'ambulance. J'ai les cheveux qui se dressent
sur la tête rien que d'y penser.
Je l'aide pour la fin de la traversée du pont et retourne plus
tranquille à mes photos. L'endroit est idyllique. La brume sourd des troncs
d'arbres sous la chaleur du soleil.
La joie dure peu. Nous n'avons pas marché plus de 45 minutes depuis que le taxi
nous a laissé et nous voilà entrant dans Sigüeiro.
Le monde s'écroule à mes pieds. Qu'est-ce que je vais faire ici toute
la journée ?
Il est 12 h 48. Je dis à Carlos que je vais prendre un café.
Que pour moi, tout ça est très difficile. Dans le bar que
nous trouvons, en parlant de l'ennui qui va nous saisir, de ce que nous pouvons
faire dans un endroit si petit et durant tant d'heures, je lui suggère
que nous pourrions poursuivre un peu encore, jusqu'à l'hôtel Castro
dont parle Fernando Pazos, qui en plus selon lui est mieux que celui de
Sigüeiro. Il semble être à 7 km.
Il accepte et nous partons avec l'intention de faire ce que nous pourrons.
Il est 13 h 07. Le temps s'est amélioré et le soleil brille presque.
À la sortie du village, aprés la traversée du pont, nous bifurquons à gauche et entrons sur une petite route asphaltée, un chemin facile. Nous avançons tranquillement comme toujours.
Une fourgonnette nous double et, au bout de quelques mètres, elle freine et fait marche arrière jusqu'à la hauteur de Carlos qui est le plus en avant. Le brave homme nous demande si nous faisons le Camino Inglés.
Nous lui disons que oui. Il nous répond que par conséquent nous ne sommes pas sur le chemin, qu'à l'église de Barciela que nous avons laissé cent mètres avant, nous aurions dû prendre à droite.
Nous le remercions de tout cœur et faisons demi-tour.
En effet, la balise en céramique avec la coquille était bien visible mais avec le soleil dans les yeux, puisque nous allons vers le sud, on ne la voit pas.
Naturellement, ce chemin monte. Une des meilleures pistes pour ne pas se perdre sur le chemin de Saint-Jacques est de toujours choisir la bifurcation qui grimpe le plus. Txemari disait que Saint-Jacques était très en haut.
Je n'ai jamais su s'il se référait à sa position dans le ciel ou si c'était topographique.
Nous continuons à marcher sur de beaux sentiers boisés, humides et feuillus.
Le rythme de Carlos baisse peu à peu et il commence à revêtir le déguisement du zombie.
Je sais comment cela se passe ensuite. Le tirer, essayer de le faire arriver et ne pas le laisser couler. C'est un exercice épuisant pour lui et d'énorme patience pour moi.
Je dois passer derrière pour le pousser en paroles et
physiquement. Si je ne l'avais devant moi tel un mur qui m'empêche d'avancer,
je le laisserai très vite loin derrière.
Je ne sais si c'est ce rythme lent ou un pincement ou les deux mais la jambe
droite me fait un mal de chien. C'est comme si on me brûlait là
où il y a le plus de substance, le quadriceps.
Je m'efforce de déplacer mon sac à dos de
plusieurs manières pour éviter que tout cela ne s'aggrave.
Je vais finir par me le poser sur la tête comme un pot à lait comme les femmes de la campagne dans les siècles
passés.
Je ne sais comment le porter, ce sac. Quel désastre !
À un endroit, le bois finit d'être bois et se convertit en zone
industrielle, cimetière et finalement banlieue de Saint-Jacques.
Cela donne du courage à Carlos et fait qu'il va décider de tout supporter jusqu'à l'arrivée. Au bout d'un bon moment, nous apercevons les tours
de la cathédrale. La proximité nous donne du courage et bien que nous marchions
très lentement, les pas de mon ami semblent plus fermes. La force du mental,
du rêve, est incroyable.
Comme toujours, au fur et à mesure que tu approches la signalisation est moins
abondante. Elle finit par disparaître. Il nous faut demander et on nous donne
toutes sortes de conseils du type par ici vous arriverez plus vite.
Peu à peu, nous approchons et passons la Porta da Pena, place Martin Pinario,
église San Miguel dos Agros et la rua de Troia. En arrivant à
la fameuse maison du roman (de Perez Lugin), le visage de Carlos s'illumine. Il revit, il
ressuscite. Il sourit d'abord et commence à parler ensuite. Ce que je disais, la force du rêve.
Nous descendons jusqu'à l'Obradoiro pour essayer d'entrer par le Portique de la Gloire. Il est 17 h 25. La Place et la Cathédrale sont assez vides ce qui
est une bénédiction pour le recueillement.
Je descends à la crypte et, après quelques instants de
méditation, je monte embrasser le Saint. Je lui demande pardon de mettre
comporté comme une femmelette, que je sais que ce pèlerinage
n'a pas été véritable, qu'il a été plein
de faux-semblants. Je dois aussi lui demander pardon pour ma perte de patience
à certains moments et plein d'autres choses.
Nous allons au bureau d'accueil du pèlerin pour recevoir les
Compostelas.
Carlos obtient sa première avec émotion et moi la
septième plein de honte car le podomètre marque 95.66 km. Je ne
la mérite pas.
Bon, mon mérite a peut-être été de l'avoir amené
jusqu'ici, car bien que content
il est vanné. Je calcule qu'aujourd'hui il a marché quelques
22 km et ça pour lui
c'est bien plus que sa limite.
Nous cherchons une chambre et allons boire un petit verre de vin pour fêter
ça.
Carlos commande une assiette de chorizo en rondelles que je ne
fais pratiquement que humer. Mais c'est parfait, cela contribue à l'exercice, au
développement intérieur que ce chemin a exigé de moi.
Nous dînons et nous couchons. Il fait très froid et tous les deux sommes
sonnés, lui à bout de force et moi récupérant de mes
fièvres et mes faiblesses.
Épilogue
Quand au début de la messe des pèlerins, nous sommes cités,
je suis en paix, en paix avec moi-même et avec Carlos que je continue
d'aimer comme un ami véritable.
Au long des jours, il m'a fait comprendre plein de choses et m'a aidé
à en accepter d'autres.
Que d'ici lui parviennent mes remerciements profonds, ma gratitude pour tout ce
qu'il m'a enseigné et ce que j'ai appris.
À la fin de la Messe, avant d'aller déjeuner à la Casa Manolo, je rentre dans
une boutique et achète un chapelet de chorizos galiciens piquants. On me
l'enveloppe soigneusement et je le mets dans mon sac.
Celui-ci est pour moi, celui-ci c'est moi qui vais le manger. Car l'histoire
du chorizo, je ne le lui pardonne pas !
Buen Camino !
Alfonso http://www.biescasvignau.com/index.html
Mes remerciements à :
Pablo Pidal
Antonio Díaz del Río
Carlos Olmo Bosco
et spécialement à Fernando Pazos
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