Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Pèlerinage d'Antioche à Jérusalem.
Novembre et décembre 2000

Mercredi 1er novembre : d'Antioche à Senkoy.
Yaoum al arbah, 5 sha'ban

Le père Domenico nous a reçus dans son presbytère, organisé pour pouvoir loger des pèlerins comme nous, avec chambre, cuisine et salle de bains. C'est d'un confort remarquable par rapport à celui de l'hôtel qui nous a hébergés hier à Gaziantep. Nous partons de bonne heure, sans revoir le père Domenico. Nous lui laissons un mot de remerciement sur la table de la cuisine.

Du passé prestigieux d'Antioche, il ne reste que la chapelle Saint-Pierre et le siège, vide, de trois patriarcats, car les patriarches dits d'Antioche de ces trois Églises chrétiennes schismatiques résident à Damas et à Beyrouth.

Le premier est l'un des trois patriarcats de l'Église orthodoxe, c'est à dire de l'Église de foi chalcédonienne et de rite grec. Le deuxième est le patriarcat de l'Église syrienne, séparée de la précédente après le concile de Chalcédoine (451) et en rupture avec ses canons. Elle est "monophysite" ou encore "Jacobite" (Jacques Baradée est le fondateur de cette Église). Le troisième, enfin, est le patriarcat de l'Église syrienne catholique, formée d'une scission de l'Église précédente au dix-septième siècle.

C'est la tête bouillonnante de la diversité et de la richesse de ces Églises orientales que je fais les premiers pas de notre pèlerinage. J'ai l'impression d'aller à la rencontre de l'agitation intellectuelle, philosophique, spirituelle des premiers siècles de la chrétienté. J'ai l'impression d'aller à la rencontre de la liberté de penser, de croire, d'adorer. Par rapport à la dévotion à Saint-Jacques-de-Compostelle qui me semblait être une invention des autorités religieuses, une "manipulation" des moines de Cluny, une idolâtrie des reliques, j'ai l'impression à travers de ce foisonnement d'Églises qui reflète le foisonnement de la pensée, de sortir du Moyen Âge par le haut.

Pour l'heure, il s'agit de remonter la mécanique du corps et des muscles pour affronter la route de Jérusalem.

La signalisation routière étant faite pour les autos, sortir d'une grande ville est toujours difficile pour le piéton. Antioche ne nous a pas posé de problème : Il nous a suffi de trouver le pont principal sur l'Oronte et de suivre, plein sud, la rue qui le prolonge. Les immeubles sont coiffés de panneaux solaires surmontés de réservoirs d'eau cylindriques. On dirait qu'ils ont des bigoudis. On traverse le quartier des docteurs ; ils ont tous des panneaux publicitaires imposants suspendus à des cornières fichées dans la façade au droit de leur cabinet. On arrive lentement à la sortie de la ville et on affronte tout de suite les derniers contreforts de l'Amanos où l'Oronte a creusé sa vallée.

La montée est sévère; c'est notre première épreuve ; la route est mal bitumée et les gravillons sur les bas-côtés ne sont pas enrobés, de sorte que les petites roues de ma charrette glissent plus qu'elles ne roulent sur le tapis de gravillons. Oui, il convient que je parle de ma charrette qui m'a accompagné tout au long de ce pèlerinage ; inquiet du poids des affaires à transporter, je me suis décidé au dernier moment à me munir du caddie de ma femme afin de délester une partie de mon sac à dos. J'y avais aménagé un timon muni à son extrémité d'une barre transversale pour faciliter la traction ; ce prolongement m'autorise à parler de ma charrette, et non du caddie de ma femme, ce qui fait tout de même plus "pèlerin". Ma petite barre de traction n'a pas été calculée pour des pentes aussi sévères sur un revêtement gravillonneux et elle rend l'âme au milieu du parcours. L'entreprise devient alors plus difficile parce que ma main glisse le long du timon − un simple manche de balai − et je suis obligé de le serrer fortement. En plus, cet engin est un élément de dissymétrie dans la marche. Et changer de bras est une opération délicate. Pour tout dire, la solution "charrette" avec ses petites roues n'est pas une opération enthousiasmante pour l'instant. Il faudra envisager quelques modifications.

Après sept heures de ce chemin montant et malaisé, nous arrivons en vue de Senkoy, un peu à l'écart de notre itinéraire principal. Patrick et moi, nous sommes surpris de la modestie du bourg, c'est un petit village de montagne. Pourtant il est repéré sur notre carte à très petite échelle. Patrick a une carte au 1/2.000.000 qui couvre tout notre itinéraire, d'Antioche à Jérusalem. Quant à moi, mes documents m'ont été dérobés au départ de Rome, dans la chambre de mon hôtel-dortoir.

Nous nous présentons à la gendarmerie, à l'entrée du village. Les hommes de garde ont un bel uniforme couleur vert épinard et portent des écussons rouge cardinal. Ils appellent un gradé. C'est certainement un gradé de haut rang car il porte sur la manche trois galons en V renversé surmontés de deux galons horizontaux. Le dialogue qui s'établit est assez pauvre car, si j'ai pris des cours de langue arabe à la faculté de Rennes pour de meilleurs contacts au cours de ce pèlerinage, Patrick et moi ne connaissons pas le premier mot de la langue turque. La communication ne pouvant pas s'établir en anglais faute de répondant, on essaye le langage des sourds et signifions à l'officier avec beaucoup d'expression que nous voulons boire, manger et dormir. Malgré toute notre insistance, nous n'obtenons que de l'eau, délicieusement fraîche.

Nous sommes dépités et quittons les gendarmes, pleins d'inquiétude ; c'est notre première étape, notre première démarche de recherche du gîte et du couvert en pays inconnu. Du résultat obtenu dépend la hauteur du moral pour l'avenir proche. Nous entrons dans le seul bâtiment du village qui présente une allure plus officielle que domestique. Dans le premier bureau où l'on pénètre timidement, un jeune homme et une jeune femme travaillent sur de grands registres... Nous sommes bien dans une administration. D'un geste, le jeune homme nous fait asseoir. Ils sont souriants, donc accueillants. La preuve : ils nous font servir un verre de thé et boivent avec nous. Enhardis, après avoir exprimé notre besoin en arabe puis en anglais avec le même insuccès qu'avec les gendarmes et mesurant l'intérêt que ces deux fonctionnaires nous témoignent, nous essayons de nous faire comprendre par des dessins, comme au jeu du Pictionnary. Je dessine une belle baguette de pain, avec ses baisures, pour exprimer que nous avons faim, je dessine un beau lit avec ses quatre pieds, son matelas et son traversin pour exprimer que nous sommes fatigués et que nous voudrions bien nous reposer, je dessine un tuyau se terminant par une pomme de douche pour signifier notre envie de nous laver, et je termine par le dessin d'une liasse de billets et de quelques pièces de monnaie pour faire savoir que nous ne sommes pas indigents.

Ils n'ont pas l'air de comprendre, ou alors le problème est délicat car plusieurs personnes pénètrent dans la pièce les unes après les autres, sans doute de plus en plus gradées car chaque fois, le ton des conversations dont on est indubitablement le sujet s'abaisse pour laisser un peu de place, dans le brouhaha qui s'est établi, à la parole du gradé. Ainsi, de proche en proche, on est arrivé à une conversation de moins en moins approximative dans la langue de Shakespeare avec un responsable qui a compris notre inquiétude, s'en est ému, et nous a finalement trouvé une famille d'accueil.

C'est Ismaël qui vient nous chercher et nous conduit chez lui, à travers les rues du village − on devrait dire les chemins du village car on est sur la rocaille brute sur laquelle les chemins se sont dessinés au hasard des constructions de pauvres maisonnettes en pierres à peine jointoyées, sans plan et sans dessein. La maison d'Ismaël détonne ; elle dresse fièrement ses deux niveaux au milieu d'un beau jardin où poussent grenadiers et arbres à kakis. Lors de notre arrivée dans le village Ismaël était l'un des ouvriers ou techniciens qui travaillaient sur la route en cours de réfection. Curieuse coïncidence. Sa demeure pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un notable du village. Peut-être mais ce n'est qu'une intuition car c'est aussi et surtout un maçon qui nous explique qu'il construit une nouvelle maison, là, tout près de celle dans laquelle il nous invite à entrer. Nous nous déchaussons pour entrer dans la salle de séjour meublée de nombreux canapés rangés tout au long de son périmètre. Ismaël nous fait servir une collation que nous honorons de tout notre appétit, assis à la turque autour du plateau contenant les six ou sept mets que l'on rencontrera souvent dans notre pérégrination : Tomates, olives, aubergines frites, purée de pois chiches et un fromage à pâte blanche et molle dont l'absence de saveur est compensée par celle de l'huile d'olive qui le baigne. On procède à l'imitation d'Ismaël et de l'ami qui est venu le rejoindre : On déchire des lambeaux de ce qu'ils appellent pain (du "hibiz" qui deviendra "houbz" en Syrie) et qui ressemble à une double galette bretonne, et l'on va pêcher dans l'une des assiettes le mets de son choix à l'aide de ce morceau de hibiz tenu entre les deux ou trois premiers doigts de la main comme avec une pince à sucre. Cela va de soi avec une olive, un quartier de tomate ou un beignet d'aubergine ; cela est un peu plus compliqué avec la purée de pois chiches ou le fromage (à pâte molle, heureusement). En fait, Patrick et moi deviendrons de plus en plus habiles au maniement du pain et nous arriverons même à manger la soupe de cette manière, cette délicieuse soupe de lentilles qu'on nous a servie vers la fin de notre parcours, en Jordanie. Pour l'instant, nous sommes encore un peu gauches. Est-ce pour cela que nos spectateurs sourient ? Car la jolie jeune femme d'Ismaël et ses quatre enfants qui ne partagent pas notre repas nous observent religieusement du haut de leur canapé.

Quand il se rend compte que nous sommes rassasiés, Ismaël fait retirer le plateau et nous sert le thé. Entre chaque rasade, il remet la théière sur le fourneau qui répand une douce chaleur. Malgré la pauvreté de notre langue commune, nous avons des moments pleins dans la conversation. Ismaël et sa jeune femme examinent avec intérêt les photos de famille que nous leur montrons. Je ne sais comment ils imaginent notre mode de vie occidental, mais ils ont l'air rassurés de constater que, comme eux, nous avons femme, enfants (et petits-enfants en plus). Peut-être imaginaient-ils autre chose.

Le soir tombe rapidement, et quand la voix du muezzin relayée par une puissante sono appelle les fidèles à l'avant-dernière prière de la journée, Ismaël nous fait signe de le suivre. Il doit aller prier à la mosquée et nous comprenons qu'il va nous confier à une autre famille pour la nuit. Effectivement, après avoir cueilli quelques grenades dans son jardin pour en bourrer nos sacs à dos, il nous emmène chez son beau-père Ramazan. Sa grande maison est sans doute mieux adaptée pour recevoir des étrangers. En fait, elle est organisée autour de deux cours séparées par un mur de chaque côté duquel sont aménagés les points d'eau : un robinet dans les cabinets à la turque, et un autre au-dessus d'une auge et destiné à tous les autres usages : toilette, lessive, cuisine et arrosage des arbres. Deux grandes pièces donnent sur chacune des cours. Ramazan, sa femme et ses deux grands enfants logent dans les deux pièces de la première cour. C'est l'espace de vie de la famille. Notre hôte nous fait conduire pour nous décharger de nos sacs dans notre chambre, sur la deuxième cour, la cour des hôtes. C'est une pièce sans aucun meuble ; le sol est simplement couvert de tapis et de coussins et des couvertures sont empilées dans trois niches murales. On a donc simplement disposé deux matelas sur le sol pour notre sommeil. Mais nous n'en sommes encore pas là car après que nous ayons déposé nos sacs et ma charrette dans notre chambre, Ismaël nous propse de retrouver Ramazan avant de rejoindre ses coreligionnaires à la mosquée.

Ramazan, sa fille et son fils dînent. Ils nous invitent à partager leur repas, ce que nous faisons sans manière et sans l'appétit qu'il mérite. La mère va et vient entre les deux pièces en soulevant et rabattant la tenture qui sert de porte. À chacune de ses entrées, on pense qu'elle vient nous rejoindre autour du plateau, mais non, elle arrange un coussin, elle tapote une couverture, elle pend un linge au fil qui traverse la pièce, puis elle disparaît sous la tenture. La coutume interdit-elle aux femmes de s'asseoir à côté de l'époux ? Ou bien est-ce la présence d'étrangers qui l'en empêche ? Se fait-elle un devoir d'être attentive aux moindres besoins ?... Pourtant sa propre fille, Aïcha, est assise avec nous. Sa qualité d'étudiante à la medersa d'Antioche lui donne peut-être un statut ... ou une audace... Pourtant il y a bien longtemps que la femme turque est libérée !.. Elle a le droit de vote depuis 1934 ; et il y a longtemps que Mustapha Kemal a donné un grand coup de pied dans la fourmilière des textes religieux, en abolissant la fonction de khalife et en instaurant la république et la laïcité.

En tous cas, nous bénissons la présence d'Aïcha car nous comprenons bien l'anglais qu'elle parle et elle parvient à comprendre le nôtre. Nous expliquons notre démarche de pèlerins en la dépouillant de tout caractère religieux et en l'arrêtant en Jordanie. En fait, on nous a tellement mis en garde sur la susceptibilité du monde arabo-musulman à propos de Jérusalem que nous ne prononçons pas son nom en "terrain" inconnu, ce qui nous conduit à mentir avec aplomb : C'est un pèlerinage affectif au Proche-Orient, berceau de notre civilisation qui a nourri notre histoire, notre littérature et tous nos arts ; et qui est cher au cœur des Français qui y ont exercé des responsabilités depuis longtemps. Nous souhaitons mieux connaître les peuples, les pays et les paysages. Non, non, non, nous n'allons pas à Jérusalem... D'ailleurs c'est bien trop dangereux en ce moment où les Palestiniens et les Israéliens s'affrontent à nouveau. Pourquoi Amman comme terminus de notre pélerinage ?.. Parce qu'Amman est la dernière grande métropole sur l'itinéraire de notre curiosité qui soit dotée d'un aéroport. Amman... Ramazan connaît bien : Il s'y rend tous les mois pour ses affaires. En bus, il met une journée pour y aller.

On échange des cigarettes, on regarde un peu la vieille télévision aux couleurs pâlottes. Une chaîne arabe commente les affrontements de Ramallah entre de jeunes palestiniens (les chababs) à découvert, jetant des pierres à des soldats israéliens armés de fusils et protégés par leurs blindés. Moi, j'espère et je prie pour qu'un accord intervienne entre eux avant que leurs morts et la haine ne les séparent définitivement.

Quand nous quittons Ramazan, Aïcha et son frère pour rejoindre "nos appartements", vers vingt heures, la nuit est très fraîche, le ciel est pur, la pointe du minaret de la mosquée toute proche perce la constellation d'Orion... comme le scorpion d'Artémis. Nous passons une nuit sereine.

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