Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Jeudi 2 novembre 2000 : de Senkoy à Y ayaldagi
Yaoum al khamis, 6 sha'ban

Nous sommes réveillés un peu avant cinq heures par le muezzin. C'est en réalité un enregistrement, disque ou cassette qui est répercuté par une sono très puissante mais sans être déformante. Elle porte à grande distance pour appeler les lointains fidèles comme les proches. Le village ne nous a pas paru grand, on l'a dit, mais il doit se disperser au loin en hameaux, en fermes et en tentes (haïma) de bergers nomades. Nous faisons une toilette rapide à l'eau froide dans la cour froide, nous replions notre barda et nous cherchons à dire adieu à Ramazan. Justement il termine ses ablutions dans sa cour. Je lui propose maladroitement quelques billets auxquels il oppose un refus plein de hauteur, la main droite portée au niveau de l'épaule, paume en avant, et le menton projeté en l'air. On se quitte en se donnant l'accolade et en prononçant des paroles cordiales chacun dans sa langue. Merci (techekur) Ramazan ; grâce à toi nous sommes rassérénés.

Au lever du soleil, nous dévorons les grenades d'Ismaël en guise de petit déjeuner. C'est un fruit délicieux dont il faut goûter la douceur avec prudence pour ne pas atteindre l'amertume finale. Les Orientaux l'appellent la pomme de Ferhad, du nom de ce sculpteur devenu fou d'un amour impossible pour son royal modèle − Shirin, l'épouse de Khosrow, le puissant roi sassanide de Perse que nous appelons Chosroës − et qui se fendit le cœur de sa propre hache à sculpter. Le fer de la hache se planta en terre et le manche, imprégné du sang de Ferhad, fleurit et fructifia. Ce fut la première grenade. En souvenir de l'artiste, son cœur est fendu et... elle saigne quand on l'ouvre.

La montagne est aussi rude qu'hier, et aussi sauvage. Le temps est agréable. Nous marchons à la fraîche dans les premières heures de la matinée, mais à partir de neuf ou dix heures, le soleil frappe aussi fort que par une belle journée d'été bretonne. C'est justement l'heure où on arrive au col d'où l'on découvre la grande vallée qui descend au loin jusqu'à la frontière syrienne. Je calcule que, depuis Antioche, ayant marché pendant une douzaine d'heures sur une route montant en pente que j'évalue à trois pour cent en moyenne, nous nous sommes élevés d'environ un millier de mètres. Ce qui doit porter notre altitude à quelque mille deux cents mètres. Cela nous confère une énergie potentielle qui nous donne du courage.

Le paysage change : la montagne rocheuse, aride et caillouteuse laisse la place à des pentes couvertes d'oliviers et des vallons où, çà et là, les socs de charrue ont gagné quelques sillons de terre brune sur les garrigues brûlées. Et quand l'eau n'est pas comptée comme là-bas, au fond de la vallée où l'on distingue un puits, alors c'est un immense tapis de verdure où paissent chevaux et vaches. On remarque aussi des champs de roses trémières. On apprendra plus tard que la rose trémière − gül, en langue turque, mais aussi guimauve rose en français − alimente les herboristeries et les industries pharmaceutiques qui en font des émollients.

À part quelques rares voitures, nous n'avions encore vu personne ni sur la route ni dans la montagne, et maintenant le paysage s'anime doucement. Quelques fellahs récoltent les olives, deux jeunes paysans viennent jusqu'à nous et ouvrent leur couffin en nous invitant à prendre quelques grappes de leur raisin. Je m'arrête à hauteur d'un homme conduisant un attelage d'un autre âge : Il pèse de toutes ses forces sur les timons d'une araire antique tirée par un couple de bœufs.
− Eh, Patrick ! cela vaut bien une photo, non ?
− Ça me gêne, je crains d'être un voleur d'image. Je ne tiens pas à faire un album de la misère et de la pauvreté.
− Demandons-lui s'il est d'accord. C'est pas misère et pauvreté, ça. C'est du Moyen Âge en flash-back !
Je fais quelques pas en direction du fellah et je l'interpelle en lui faisant la mimique du photographe. Il comprend, arrête aussitôt son attelage et prend une pose avantageuse. Ce n'est pas ce que je souhaite mais Patrick prend une photo.
Techekur, ya rajoul (merci monsieur).
Et dès qu'il reprend son sillon, Patrick reprend un cliché, en dynamique.

Nous passons ce plateau d'oliviers, de vignes et de verdure et abordons la grande descente qui conduit à Yayaldagi à travers une vaste forêt de résineux. Patrick donne des signes de souffrance, avec sa démarche mal assurée sur ses pieds rentrés vers l'intérieur. Il me demande avec d'infinies précautions d'abord si je n'ai pas mal aux pieds... Si dans mes expériences précédentes j'avais rencontré des gens qui avaient abandonné, partiellement ou totalement... à cause de leurs pieds... Est-ce que je considérerais que mon projet, pardon, notre projet serait corrompu si on terminait notre étape vers Yayaldagi autrement qu'à pied... enfin, en faisant de l'auto-stop. Bon. Je sais que si j'étais seul, je braverais les ampoules pendant les trois ou quatre kilomètres de descente qui restent à parcourir. Je sais que j'ai cheminé des kilomètres et des kilomètres sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle avec les orteils recroquevillés pour préserver la plante des pieds, si tendre dans sa partie antérieure. Je sais... Mais mon sac est trois fois plus léger que le sien, ma propre corpulence lui rend bien vingt ou trente kilos. Et puis, je crois, c'est pour lui une première expérience de la marche alors que ma culture est très étendue dans cette discipline, moi le vieux militaire (Patrick me traite parfois de vieux baroudeur). Alors c'est d'accord, on fait du stop.

Deux turcs nous emmènent dans une berline toute neuve. Leurs épaules débordent des dossiers, ils sont presque aussi larges que hauts. Le passager nous interroge sur notre nationalité, notre but, notre motivation, ce qu'on va faire à Yayaldagi − qu'il nous apprend à prononcer "aïladaj". Il parle heureusement l'anglais. Il nous tend négligemment deux cartes de visite professionnelles. Il s'appelle Necati Vasysi (avec une cédille sous les deux S, ça doit donc se prononcer Vachychi) et travaille dans la "Vasysi Petrol ofisi". Sans doute le P.D.G. À l'arrivée à Yayaldagi, il nous entraîne dans une bijouterie. En quelques minutes il est entouré de cinq ou six hommes auxquels il distribue des ordres qui sont exécutés avec déférence et célérité. L'un d'eux revient avec le service à thé, un beau service avec des verres cerclés d'or. Puis Necati nous quitte et charge son chauffeur de nous emmener et de nous offrir notre déjeuner. Le repas pris dans un restaurant voisin est plein de nouvelles saveurs. Je l'ai apprécié. C'est encore un homme de Necati qui nous conduit au seul hôtel de Yayaldagi, un hôtel sommaire où nous disposons d'une douche... sans eau chaude. Pourquoi de l'eau froide quand le soleil frappe généreusement les panneaux solaires ?... Le prix de la chambre : six millions de livres turques. J'ai calculé qu'avec un franc changé en lires italiennes elles-mêmes changées en monnaie locale, on obtient 77.000 livres turques, quand le cours officiel nous en donnerait 112.287. Vive l'Euro ! Et vivement l'adhésion de la Turquie !

Il y a un seul autre client dans cet hôtel : c'est Giorgio, un italien célibataire de soixante-deux ans de la région de Bellagio, sur le lac de Côme. Il fait, en l'étalant sur plusieurs années le pèlerinage de Jérusalem à bicyclette. Cette année, la troisième depuis son départ en 1998, il est parti de Salonique et espère aller à Jérusalem "si cela n'est pas trop dangereux" nous dit-il. Il dit aussi que sa vie de vieux sanglier solitaire, sans femme, sans enfant et sans famille lui laisse beaucoup de liberté mais lui donne aussi un sentiment de triste vacuité.

Nous nous retrouverons plus tard, sur nos mêmes chemins. À notre retour, Patrick échangera quelques nouvelles et quelques photos avec Giorgio. Magie de la rencontre fugace !

Après nos travaux de propreté, nous descendons humer la ville. Il y a une belle place centrale autour de la statue équestre de Mustafa Kemal, le "père des Turcs". Je découvre la boutique d'un artisan mécano ; il n'est hélas pas en mesure de changer les roues de ma charrette. Je rejoins Patrick devant la boutique d'un épicier qui lui a offert le thé et, assis sur le trottoir, je mets à jour mon carnet de route. Au bout de quelque temps, un jeune turc m'aborde et je comprends qu'il est question de ma charrette et de son train de roulement... L'homme disparaît et revient cinq ou dix minutes plus tard en exhibant un grand sourire et... deux roues de dimension respectable (taille landau de luxe) qui conviendront à mon véhicule. Le chantier occupe quatre ou cinq personnes et rassemble bien plus de spectateurs. Avoir un vrai client semble être un événement. Quand Patrick s'était fait couper les cheveux à notre arrivée à Antioche, il avait une nuée de coiffeurs et d'apprentis-coiffeurs autour de lui, l'un passait la brosse, un autre tenait l'oreille rabattue pour qu'un troisième y active plus facilement ses ciseaux et les autres regardaient, prêts à intervenir. Ici, l'arc électrique est manœuvré par un vieil ouvrier silencieux aux gestes mesurés. Il est entouré d'une équipe d'utilités préposés à quelques rares gestes accessoires qu'ils assortissent de paroles bavardes adressées à la troupe nombreuse des admirateurs inactifs et envieux.

Au café où nous continuons nos écritures dans un relatif confort, on est vite entourés. Ce doit être l'heure où les hommes se retrouvent après la prière du coucher du soleil car l'établissement se remplit rapidement d'hommes bruyants, buvant du thé, jouant aux cartes ou bavardant en gesticulant. Deux d'entre eux se sont installés à notre table. Ils retraduisent aux autres notre conversation au fur et à mesure qu'elle progresse : notre pays, notre projet, nos familles. On nous adresse de table en table des gestes et des sourires de sympathie. Le garçon nous sert un thé "haut de gamme" de la part d'un consommateur qui se fait identifier du fond de la salle par un grand salut du bras droit. Quel capital de sympathie !

Nos deux compagnons du moment nous expliquent qu'il ne s'agit pas d'un simple "tchaï", d'un thé banal, mais d'un "adatchaï", un thé de qualité qui pousse sous les oliviers, à l'abri du soleil. Il a une belle couleur blonde et un parfum de fleur et une saveur de fruit.

Au restaurant, nous décryptons difficilement le menu . Mais nous sommes surtout intrigués par la télévision qui est calée sur l'émission "voulez-vous gagner des millions". Elle est sous-titrée en anglais. C'est une copie conforme de la nôtre, avec trois zéros en plus (car ici elle s'intitule "voulez-vous gagner des milliards") : même décor, mêmes jeux de lumière, même musique, même technique de suspense, et peut-être mêmes questions.

À la fin du repas, le patron nous parfume les mains à l'eau de Cologne. On se laisse faire.

Nous regagnons notre hôtel sous un ciel pur. Les étoiles qui scintillent battent le pouls de l'univers. Un univers dont on est les rois.

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