Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Vendredi 3 novembre : de Yayaldagi à Qastal Ma'af, passage de la frontière turco-syrienne
Yaoum al jamah, 7 sha'ban

Pas besoin de réveille-matin il y a toujours un muezzin pour nous extirper du sommeil. La nuit a été très froide. Notre linge n'est pas sec. On prend un café dans la grand'rue. Patrick s'imprègne de cette ambiance de village turc, ambiance toute nouvelle qu'il inspire profondément. Il fait la comparaison avec les bourgs bâtis par les découvreurs du Far West ; on dirait qu'il s'installe pour la matinée en roulant une cigarette avec une lente application. Je le laisse à sa rêverie et pars avant lui. Rendez-vous à l'entrée de la Syrie.

Aux confins turco-syriens, on remarque une présence militaire discrète : une caserne et des emplacements d'armes automatiques. Et puis, dans la forêt, on entend des ordres brefs et de courtes rafales de mitraillettes. Ce ne sont donc pas des chasseurs mais des militaires à l'exercice. Le sandjak d'Alexandrette est encore une terre disputée !

Il y a peu de monde à la frontière. On passe sans difficulté le versant turc mais on attend quand même longtemps côté syrien. La salle d'attente est littéralement tapissée de portraits du président défunt Hafez al Assad, avec bandeau de deuil. Les portraits de Bachir, son fils, sont beaucoup moins nombreux. Une affiche bilingue arabe et anglais annonce : "Nous n'aimons pas la guerre et la destruction mais nous nous préparons à la guerre et à la destruction". Nous suivons le policier qui nous contrôle dans un grand bureau dont les murs sont couverts d'étagères remplies de fichiers manuels. Des millions de fiches.

À la pause "casse-croûte" en haut d'une pente, on aperçoit la mer entre deux collines. Cela ne fait que trois jours que nous cheminons en territoire inconnu, mais voir la Méditerranée nous fait chaud au cœur... C'est comme si on rencontrait un vieux copain, c'est comme si elle nous apportait des nouvelles de chez nous. On se renseigne auprès d'un indigène sur la capacité hôtelière du prochain village indiqué sur notre carte − Qastal Ma'af.
− Oui, Il y a un hôtel... Encore une descente, une montée et une autre descente de la route et tu es à Qastal Ma'af. Et le dialogue cette fois s'est tenu en arabe, ce qui est pour moi une énorme satisfaction.

Dans la dernière descente un peu rude, je suis littéralement poussé par le poids de ma charrette et j'ai l'impression d'effleurer le sol. Mon chronomètre mesure sept minutes trente entre deux bornes kilométriques. À cette vitesse, j'arrive dans le village bien avant Patrick. C'est une bande de quatre collégiens qui m'escorte jusqu'à l'hôtel. L'un d'eux, Ahmed, apprend le français ; il est tout heureux de tester ses connaissances dans la langue de Molière, au moins autant que moi dans celle du Coran. Ahmed me parle en français, je lui réponds en arabe et nous nous corrigeons mutuellement. Les élèves n'ont pas cours aujourd'hui car le vendredi (yaoum al goumah) est chômé en pays d'Islam.

Construit audacieusement à flanc de coteau, l'hôtel a une belle apparence. Il n'y a encore personne à l'accueil mais il n'est manifestement pas fermé. En attendant l'arrivée du personnel, nous restons en contrebas, au pied des marches et bavardons avec les collégiens.

Le réceptionniste Dialo al Bachir est un soudanais noir comme l'ébène. Il est accompagné de Mahmoud, un autochtone en mal d'emploi qui lui sert de factotum. Nous allons tous les quatre d'étage en étage à la recherche d'une chambre susceptible de nous convenir. Mais l'état de délabrement intérieur insoupçonnable de l'extérieur rend notre recherche laborieuse ; tout paraît abandonné depuis toujours et pour toujours : lavabos et sanitaires encrassés, tuyauteries percées, huisseries disjointes, carreaux cassés, ampoules absentes, interrupteurs arrachés, matelas maculés. Dialo nous propose un assortiment composé de la chambre numéro six et du cabinet de toilette du numéro neuf, et il nous apportera deux bassines d'eau chaude pour suppléer à la défaillance de l'installation de chauffage. Les jeunes collégiens nous ont accompagnés dans cette recherche. Personne n'est étonné. Ce mode de fonctionnement dégradé est naturel, même en haute saison ?

Lorsque après notre installation et notre tub, nous descendons pour aller en ville à la recherche d'un restaurant, nous sommes arrêtés dans notre intention par Dialo et Mahmoud. Ils nous invitent à partager le repas qu'ils viennent de préparer. Et ce repas sera pour nous une véritable fête.

Plus tard, quand nous repasserons, Patrick et moi, le film de notre pèlerinage, nous nous rendrons compte que nous avons sans doute bien déçu ce pauvre Mahmoud qui avait tellement insisté pour nous suivre jusqu'en France.

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