Notre itinéraire descend en pente douce pendant un peu plus de trente-cinq kilomètres jusqu'à Lattaquié. C'est pour moi très confortable, avec ma charrette où je mets les deux tiers de mon équipement. Cela l'est moins pour Patrick qui transporte tout sur son dos. Première pause à la terrasse d'une épicerie-café isolée. Elle est en rase campagne mais à côté d'un carrefour, nœud de correspondance des transports en commun qu'empruntent écoliers et ouvriers agricoles. Les écoliers sont tous en uniforme d'un vert profond, tunique et pantalon pour les filles comme pour les garçons. Les galons de couleur jaune ou rouge qu'ils portent sur les pattes d'épaules de leur tunique indiquent le niveau de leur classe. Cela me rappelle ma propre jeunesse, moi qui ai fait toutes mes études secondaires au Prytanée de La Flèche. Cela assombrit l'humeur de Patrick pour qui l'uniforme scolaire est synonyme d'aliénation, d'obscurantisme, de totalitarisme... Mais il est vrai que je schématise souvent la pensée si riche, si noble et si nuancée de Patrick !
Un peu plus loin, on est tout heureux de retrouver Giorgio. On fait avec lui quelques photos ; on échange nos adresses et on se quitte, lui à la vitesse du météore, emporté dans la descente par son vélo alourdi de six sacoches bien remplies. Nous reverrons-nous quelque part ?
Pour la pause casse-croûte, nous choisissons une de ces petites installations imprévues comme on en verra souvent en Syrie du nord, sommairement bâties à partir de quatre piquets qui supportent un toit et un bardage de branchages. Mais celle-là est prolongée d'un bel auvent de branches de palmier qui nous abrite du soleil, elle est équipée d'un réfrigérateur rempli de bouteilles de Coca-Cola, et surtout, elle est tenue par un chabab souriant et chaleureux. Pendant qu'il nous prépare le thé, quatre indigènes nous rejoignent, venant d'on ne sait où. Ils sont curieux de nous et de la France dont ils prononcent le nom avec respect ; leurs personnages de référence sont de Gaulle, Chirac et Zinédine Zidane. Desailly, Thierry Henry, Anelka sont cités aussi, après un effort de mémoire. Le "Mondial 98" a eu un grand retentissement. Les champions du monde ont-ils pour autant bien mérité de la Patrie et cela justifiait-il qu'on les fît chevaliers de la Légion d'honneur ? Cet ordre prestigieux qui récompense les mérites éminents au service de la nation.
Arrivés à Lattaquié, nous nous rendons au Carmel où l'on croit pouvoir être reçus. Sur le chemin de Compostelle, j'avais croisé deux Carmels, à Condom et à Aire-sur-Adour et j'avais frappé à leur porte, poussé plutôt par la curiosité que par l'espoir d'un accueil que je savais impossible. Dans les deux cas, j'avais pu avoir une brève conversation avec la sœur tourière ; l'une d'elles m'avait dit la dure règle dictée par Thérèse de Jésus (alias Thérèse d'Avila) au seizième siècle, surtout quand les douze ou treize nonnes sont d'origines sociales différentes. Car la règle limite le Carmel à ce nombre au-delà duquel se forment des clans ou sous-groupes qui rompent la communion. Mais ici, à Lattaquié, ce sont des Carmélites "chaussées" qui suivent une règle moins striste, antérieure à celle de sainte Thérèse, et qui permet l'ouverture au monde extérieur. Et l'ouverture, c'est l'enseignement : nous sommes dans un lycée de jeunes filles. Le portier nous conduit au bureau de la directrice qui, malheureusement, s'est rendue à Beyrouth avec la plupart de ses sœurs-professeurs pour un colloque de plusieurs jours. La brave dame qui nous reçoit est une ancienne élève du Carmel ; elle parle couramment le français. Elle est confuse de ne pouvoir nous héberger. On sent que le degré d'initiative qui lui est laissé est très limité. Elle nous fait gentiment servir une petite collation puis nous fait conduire à l'église latine, à quelque distance de là.
À l'église latine, le père Quintilus nous reçoit avec aménité. Il nous installe dans une aile de ce qui était jadis un monastère, dans un confort que nous n'avons jamais encore atteint : Nous avons chacun une grande chambre avec douche. Il écarte nos remerciements : "Rien ne m'appartient, ici, tout est à Dieu ; donc à vous comme à moi, comme à tous".
On sort. Lattaquié est une ville grouillante de vie. Elle est bien dessinée : larges avenues avec refuge central paysager, carrefours s'élargissant en grandes places rondes, hauts immeubles de béton, belles vitrines de magasins avec de nombreuses enseignes occidentales. Les gens sont habillés à l'européenne et les femmes portent rarement le voile. La circulation est intense, tant pour les automobiles sur les chaussées que pour les piétons sur les trottoirs. Lattaquié présente tous les attributs d'une ville moderne. Elle compte 300.000 habitants d'après notre guide touristique (une édition 2000), plusieurs autochtones lui en donnent généreusement un demi-million. Ses nombreux chantiers montrent qu'elle est encore en pleine expansion. La perte par la Syrie du Sandjak d'Alexandrette en 1939 a rabattu sur son port le trafic maritime syrien du nord ; la guerre du Liban l'a fait bénéficier d'une partie de ce qui transitait commercialement par Beyrouth et Tripoli. Pourtant, bien que la ville s'enfonce dans la mer comme une tête de marteau, la Méditerranée n'est pas une source d'attraction urbanistique et le centre ville lui tourne carrément le dos.
On est frappé par l'animation bruyante de cette ville. La circulation automobile est très dense et les conducteurs jouent habilement du frein et du volant; mais ils jouent aussi de leur avertisseur dont les sonorités, les décibels et les mélodies sont d'une variété qui, d'abord amusante, devient vite douloureuse. La décoration intérieure des voitures est surprenante : bandes de tissus à franges dorées courant le long du pavillon ; nattage d'osier ou d'alfa soulignant les montants de la carrosserie de sparteries délicates où les conducteurs accrochent brimborions, colifichets, petits bouquets de fleurs, fraîches ou séchées ; garnitures de volants de fourrure épaisse ; tapis de prière sur les sièges et sous les pieds. Mais ce qui surprend le plus, une fois la nuit venue, c'est la décoration lumineuse extérieure de certaines voitures à l'aide de girandoles multicolores qui clignotent par groupes de couleurs.
Ce qui saute aux yeux, également, c'est l'innombrable quantité des portraits de toutes dimensions du président Bachir al Assad et de son père Hafez al Assad décédé depuis plus d'un an. Ces deux hommes sont omniprésents dans la ville. On les avait certes beaucoup rencontrés tout d'abord au poste frontière, puis dans la campagne, mais la multiplication dont ils font l'objet dans Lattaquié dépasse la mesure. Toute surface est bonne à occuper : Les vitrines de magasins, les plaques de rue et les panneaux indicateurs. Il y a des immeubles qui arborent des portraits géants s'étalant sur quatre niveaux. Chaque citadin, chaque travailleur veut prouver son attachement à la famille présidentielle, et celui qui n'a d'autre lieu de travail que son taxi ou son minibus affiche un portrait présidentiel sur sa glace de custode ou sur son pare-brise selon son affection.
On ne peut pas, également, ne pas remarquer l'importante présence des militaires et des policiers. Beaucoup d'immeubles à destination militaire, beaucoup de soldats et gradés en tenue dans les rues, deux ou trois policiers en faction à chaque carrefour important. L'un des nombreux interlocuteurs que nous aurons dans cette population si vivante, si curieuse de l'étranger et si bavarde nous dit qu'une personne sur dix est militaire ou policier en Syrie. Dans les conversations que nous aurons avec des militaires, ils nous apparaîtront très pacifiques. Même les sentinelles gardant des casernes ou des établissements se montrent débonnaires, tiennent volontiers conversation et lâchent leur arme pour donner une poignée de main.
Un groupe de plusieurs hommes nous invite à prendre le thé à la terrasse d'un café de la rue du 14 Ramadan, une des rues importantes de la ville. Il ne s'agit pas réellement d'une terrasse mais d'une occupation temporaire du trottoir au droit de l'établissement, un tabouret servant de table et quelques chaises pour les consommateurs du moment. Il ne s'agit pas non plus d'un thé traditionnel, mais d'un "mat-thé" : les feuilles de thé à peine séchées sont versées dans le verre jusqu'à quelques millimètres du bord, on y ajoute une pellicule de sucre en poudre et on complète avec de l'eau chaude. On introduit la "masasa", une cuillère dont la spatule est percée de petits trous et dont le manche est creux, servant ainsi à la fois de passoire et de pipette. On aspire le thé ainsi obtenu à petits coups. Et on recharge de sucre et d'eau chaude. Cela peut durer des heures et c'est une façon de meubler le temps.
Mais ce soir, la conversation n'a pas besoin du mat-thé pour courir car nos interlocuteurs sont des intellectuels curieux de nous et de l'image que nous avons de leur pays. Pour ce qui nous concerne, nous, pèlerins de Jérusalem, nous tenons compte de toutes les mises en garde que nous avons reçues à propos du discours à tenir au sujet de la ville trois fois sainte en milieu musulman. Bien que nos interlocuteurs soient des professeurs faisant preuve d'une certaine distance vis à vis du religieux, nous évitons le sujet et affirmons que notre projet est strictement culturel. L'histoire a tissé tellement de liens entre nos peuples !...
Non, il n'y a pas que le mandat exercé pour la Société Des Nations par la France après la première guerre mondiale...
Mais si, Napoléon a eu le projet d'un grand État arabe dégagé de la tutelle ottomane bien avant Lawrence d'Arabie...
Comment ?...Vous ne saviez pas que notre roi François premier s'était allié au sultan "Soliman le Magnifique" que vous appelez, vous "Suleyman le Législateur". Eh bien oui, nous l'avons appelé "le Magnifique" !...C'était peut-être déjà du... Je n'ose pas dire le mot... du marketing pour faire passer cette alliance contre nature (pensez, avec des infidèles !) auprès de la cour et du peuple de France. Soliman le Magnifique, cela se "vend" tout de même mieux que Charles Quint.
Et puis, avez-vous su aussi que Charlemagne, notre empereur à la barbe fleurie, avait demandé la main de votre impératrice de Byzance, la belle Irène qui avait maille à partir avec Haroun Al Rachid ?.. Mais au fait, vous les Syriens du nord, à ce moment-là, étiez-vous les sujets d'Irène ou bien les vassaux fidèles du calife abasside ? ...
Et les croisades, dites-vous ?... Eh bien oui, elles attisent elles aussi notre curiosité, mais sans l'embraser plus que tous les autres événements qui nous ont rassemblés ou opposés. Et vous savez combien les croisés s'étaient assimilés (comme on dirait maintenant) et étaient devenus de véritables princes orientaux, vous savez comme ils avaient adopté votre culture, vos coutumes. Vos princesses, aussi.
Plus tard, pendant le repas, nous mettons au point notre emploi de la journée du lendemain. Après de nombreuses considérations dans lesquelles entre l'état de nos pieds, et aussi quelques courses à faire pour compléter notre équipement, nous décidons de rester sur place pour une journée de repos. Nous n'irons pas visiter Ougarit − dont l'histoire est passionnante, écrit le guide du routard, mais dont ce que l'on voit sur le terrain est loin d'être éloquent : un enchevêtrement de cailloux que seul un archéologue saurait faire parler. C'est là qu'a été inventée l'écriture, mais on doit en avoir plus d'explications au musée de Damas ou d'Alep. Nous n'irons pas non plus au château de Saône, qui fut tenu par Robert de Saône au nom des princes d'Antioche, et qui fait partie de la ligne des fortifications terrestres qu'énumère Pierre Benoît dans "La châtelaine du Liban", une histoire romanesque dans le contexte du mandat français. Par mimétisme linguistique, les Arabes l'appelaient le château Al Sahyoun, puis la république syrienne l'a rebaptisé en 1957 Qala'at Salah ad din (citadelle de Saladin) pour honorer le héros de l'Islam, mais peut-être également pour effacer cette trace de la présence française au moment où nous prêtions main forte aux Israéliens dans l'affaire de Suez.
La nuit est profonde. Au matin, les appels que les muezzins se lancent les uns les autres avant de se faire écho nous réveillent au lever du soleil, c'est à dire un peu avant cinq heures car la Syrie comme tous ses pays frontaliers ont fixé le temps civil en avance de deux heures sur le temps sidéral. Je me laisse aller à une grasse matinée avant d'aller entendre la messe du père Quintilus à sept heures et demie.
Il y a une cinquantaine de fidèles. La liturgie est catholique romaine − ici on dit latine, mais la messe est dite en langue arabe. Et il est bien surprenant d'entendre parler d'Allah dans une église. Ce qui prouve bien que nous avons tous le même Dieu, mais il est vrai que chacun s'en fait une représentation personnelle et chacun le prie, l'invoque, le recherche ou le rejette à sa manière. Est-ce qu'on prie, est-ce qu'on invoque, est-ce qu'on recherche le même Dieu selon qu'on l'appelle Yahvé, Dieu ou Allah ?...
À la fin de l'office, je vais à la sacristie pour inviter le père Quintilus à partager notre déjeuner de midi dans un restaurant proche. Las ! Il retourne l'invitation sous le prétexte que ses fidèles lui ont apporté une grande quantité de plats préparés qu'il jetterait en partie sans la providence qui nous a conduits vers lui. De toute façon, le père Quintilus se fait une règle d'absolue discrétion et, bien que séculier, il ne traverse jamais les limites de son territoire conventuel.
Nous passons la matinée à parcourir la ville et à faire nos menus achats. J'ai d'ailleurs beaucoup de mal à trouver une coiffure pour m'abriter du soleil à la fois le front, les oreilles et le cou ; tous les jours depuis notre départ le soleil s'exprime sans être contrarié par le moindre nuage, et cela risque de durer encore quelques semaines car on vient tout juste d'entamer un cycle lunaire.
On passe difficilement quelques messages dans un café internet.
On cherche aussi à expédier quelques lettres et des cartes postales et cela s'avère une épreuve redoutable. Il faut d'abord trouver des cartes postales. Aucune échoppe n'en expose sur des tourniquets, comme chez nous, et il faut dénicher le boutiquier qui en stocke quelques-unes dans une ancienne boîte à chaussures au fond d'un vieux tiroir. Aucun autochtone ne pourra vous renseigner pour détecter le commerce approprié car, ici, personne n'envoie de cartes postales. Ensuite, il faut trouver les timbres ; c'est aussi difficile; si l'on arrive à trouver par des requêtes cent fois répétées auprès de passants qui ont l'apparence d'écrivains, le marchand qui vend ce genre de vignette collante, on aura la désagréable surprise de payer le timbre à cinquante pour cent au-dessus de son nominal ; il faut bien que le marchand de timbres gagne sa vie !.. Et il vous donnera en outre un renseignement majeur : "Surtout, ne mettez pas vos courriers dans les boîtes à lettres rouges aux armes de la poste (al barid) car personne ne les relève; allez les déposer à la poste centrale".
On se met alors à la recherche méthodique de la poste centrale. Vous avez dit "centrale" ?... Elle l'est si peu, centrale, qu'il faut prendre un minibus pour atteindre un quartier périphérique récent baptisé "mafrouh". Facile ! Il y a un minibus qui y va... Oui, oui, c'est écrit "mafrouh" sur son pare-brise. Mais les minibus passent à toute vitesse et ils affichent trois ou quatre destinations intermédiaires sur leur pare-brise, et dans une écriture manuscrite pas toujours bien formée que je déchiffre à la vitesse d'un élève moyen du cours préparatoire... Et quand on arrive à la poste centrale, il faut se mettre en file d'attente puis délivrer les lettres et les cartes que le préposé pèse une à une en maugréant parce qu'on a empiété sur ses attributions en collant nos timbres nous-mêmes.
Le repas avec le père Quintilus est agréable. Il est franciscain, d'origine italienne et parle un excellent français. Il parle aussi, bien sûr l'arabe et le syriaque, cette vieille langue qu'on appelait autrefois l'araméen, la langue de Jésus, et qui subsiste dans des prières et des cantiques de la liturgie de certaines églises orientales. Il exerce son sacerdoce au Proche-Orient depuis plus de trente ans, et à Lattaquié depuis douze ans. Il y a plusieurs communautés chrétiennes à Lattaquié : maronite, grecque orthodoxe et catholique, arménienne. Ils s'entendent parfaitement et le père Quintilus reçoit souvent des fidèles d'autres paroisses en son presbytère ou à sa messe. Il connaît bien la Syrie et il l'aime.
La conversation s'attarde un temps sur la relation entre le "politique" et le "religieux". Il veut, lui, ignorer complètement le "politique" et prétend exercer son ministère quel que soit le régime et le contexte socio-politique qui l'environne. Il critique avec véhémence les Franciscains de France qui ont quitté le pays à l'extinction du mandat français en 1943. Et il n'est pas tendre avec les sœurs de la Révélation qui ont abandonné leurs œuvres et ont rejoint leur maison mère, en France quand, après la première guerre israélo-arabe, les autorités syriennes leur ont ordonné d'éliminer une des leurs pour la raison qu'elle avait une ascendance juive. La mission que Dieu leur avait inspirée était plus importante aux yeux de Quintilus que le geste symbolique du départ. Cela se discute !...
Et cela ne nous a pas empêchés de dormir dans notre chambre si confortable.
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