Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Lundi 6 Novembre : de Lattaquié à Jableh.
Yaoum al atnin, 10 sha'ban

Il y a toujours un muezzin pour nous réveiller, c'est très pratique. Je pars avant Patrick qui poursuit le plaisir du petit déjeuner avec Père Quintilus. "C'était la moindre des politesses !" proclame-t-il quand, avec ses grandes jambes, il me rattrape. La sortie des grandes villes est toujours désagréable avec leurs hauts trottoirs que mon caddie rechigne à descendre et monter (ici, ils sont démesurément hauts pour dissuader le stationnement des voitures automobiles), avec la circulation, avec les carrefours sans signalisation qui donnent toujours lieu à hésitation, avec le paysage urbain qui n'est pas propice à la méditation. Pourtant, la sortie de Lattaquié ne manque pas de charme entre les immeubles modernes à l'architecture parfois très originale et le bord de mer.

Bien que nous partions toujours de bonne heure, nous faisons souvent route avec des cohortes d'écoliers et de lycéens qui ont plus l'air de flâner que de se presser vers leur établissement. Ils sont en bandes bavardes et réjouies, les gars avec les gars et les filles avec les filles.

La place Al Yaman est le point de correspondance entre les autobus et le train qui conduit à Alep. On croise l'université de Tichrine ; contrairement aux écoliers et lycéens, les étudiants ne sont pas en uniforme. Tichrine est un mois du calendrier syriaque (et non pas musulman) qui correspond au mois d'octobre de notre calendrier chrétien. J'imagine mal qu'on ait baptisé ainsi cette université en commémoration de la guerre d'octobre 1973... À moins que pour les universitaires de Lattaquié, l'uniforme soit remplacé par cette espèce de mot d'ordre : "Souviens-toi de la guerre d'Octobre". À moins, encore, que la guerre d'octobre soit considérée comme une victoire des arabes.

Nous empruntons une petite route, plus proche de la mer que la voie express. C'est une espèce d'assurance que de prendre la mer comme guide-main ; on n'a jamais l'impression d'être seul, près de la mer, ni en détresse.

À une ou deux heures de marche de notre départ, nous longeons quatre bâtiments tout neufs, sortes d'hôtels particuliers très colorés, aux formes tourmentées, prétentieuses mais sans style. Ils sont entourés de jardins arborés et de parterres luxuriants agencés en arc autour d'une gloriette, et clôturés de murs qui se veulent infranchissables avec leurs poivrières en encorbellement. Aucun signe de vie. Les jeunes soldats qui campent plus qu'ils ne logent dans une baraque délabrée à proximité sont chargés de la surveillance de ces résidences ; elles appartiendraient à des ministres et des notables syriens.

À mi-parcours, la route s'éloigne de la côte et croise l'autoroute qui conduit à Homs et de là à Damas. La Méditerranée agissant sur nous comme un aimant, nous choisissons de suivre l'autoroute, avec transfert sans échangeur, c'est-à-dire scabreux avec ma charrette. Nous allons pouvoir profiter des bornes kilométriques distribuées sur la bordure pour étalonner le podomètre de Patrick. Et nous mesurons de la sorte un kilomètre de huit cents mètres, un autre de mille trois cents, un troisième de onze cents... On est bien autour de la moyenne, mais ils sont décourageants, les kilomètres syriens.

La circulation est dense. Elle est rapide. Quel que soit l'état de leur véhicule, les Syriens roulent à grand train. On se demande comment la carrosserie arrive à suivre l'allure ; on s'attend parfois à des implosions. La bande d'arrêt d'urgence est suffisamment large pour assurer le confort du marcheur. Mais quel bruit !... De place en place, de misérables commerces empiètent timidement sur la chaussée, abrités sous quelques branchages, ils proposent le pain et le thé. On s'arrête à l'un d'eux pour la pause casse-croûte que l'on pourra agrémenter d'un thé bien chaud. Le thé est devenu notre carburant favori. C'est une femme qui gouverne ce petit commerce où personne ne s'arrête. Elle cuit la pâte à pain sur une grosse pierre en forme de calotte sphérique placée au-dessus d'un feu de bois. Comme à l'habitude, nous sommes rapidement entourés de quelques personnes ; ce sont des membres de la famille : un grand-père au regard vidé par le trachome ; un homme, jeune, raidi prématurément par l'arthrite, un autre d'apparence débile ; une fille à peine nubile. Ils sont sales, poisseux, loqueteux. La femme est sans doute encore jeune mais elle est flétrie par la misère et la tristesse. Elle s'affaire à sa pâte à pain ; la fille reconduit le grand-père vers leur masure cachée par l'épaisse végétation qui borde l'autoroute ; elle ramène un pot à thé et quelques verres qu'elle dispose sur un tabouret crasseux. Tout est sale, on mange du pain sale, on remue le sucre avec des cuillères sales, on boit dans des verres sales. En les quittant, nous serrons des mains sales. La somme importante que nous laissons à la femme pour le prix du pain et du thé n'éclaire même pas son visage. C'est une femme usée.

Dans tous les villages que nous traversons, il y a de nombreux petits ateliers de mécanique auto dont la raison sociale est transcrite directement du français : Mikaniq outou ; la vétusté du parc roulant explique leur nombre. Ces innombrables petits mécanos assument leur métier avec une habileté qui reflète leur bonheur de l'exercer. Beaucoup d'entre eux sont équipés très sommairement, seulement quelques outils à main. Dès qu'un client demande une intervention, toute une équipe s'active autour du chantier dans une collaboration bavarde et désordonnée. Et le petit apprenti est fier d'avoir déboulonné quelques écrous, ou tout simplement d'avoir fait quelques allers et retours entre le maître de l'ouvrage et la panoplie murale pour apporter à la demande la clé de 13 ou la pince à dessertir. Quand le travail est terminé, ils bavardent autour de la théière, donnent un coup de main au commerçant voisin ou observent ce qui se passe autour d'eux. C'est un peuple qui sait attendre ; sans doute son atavisme nomade. Et notre pèlerinage vers Jérusalem, à pas lents et mesurés, nous rapproche de ce peuple.

À force de monter et descendre les hauts trottoirs de Lattaquié, ma charrette a souffert dans sa composante la plus opérationnelle : son essieu rigide à roues indépendantes. La crainte de leur inclination pour plus d'indépendance me conduit vers l'un de ces ateliers "mikaniq outou" afin de faire renforcer les soudures qui fixent l'essieu. De proche en proche, on me dirige, peu avant Jableh vers un mécanicien qui possède un équipement adapté. On remarque à cette occasion que dès qu'il a un poste de soudure, ce n'est plus le mécanicien qui attend le travail mais le travail qui attend le mécanicien. C'est un investissement rentable !... Le nôtre est affairé autour d'un vieux tracteur dont il brase la colonne du siège. Il y a un triporteur à moteur avec impériale, chamarré de haut en bas comme un vieux maréchal soviétique, qui attend une soudure de ridelle. Il y a une grosse et antique Mercédes jaune citron... Non seulement le maître des lieux va s'occuper de mon caddie toutes affaires cessantes, non seulement le propriétaire de la Mercédes jaune interprétera l'anglais hésitant de Patrick dans un langage technique compréhensible par le mécanicien arabophone, non seulement tous ces hommes vont aider peu ou prou au chantier de ma charrette, mais en plus, un homme partage notre attente en offrant force thé, et cigarettes, et oranges, et pour clore l'épisode, notre mécanicien refusera toute rémunération, en invoquant Allah, la France, de Gaulle. Quel peuple généreux !

Jableh, ce petit point sur notre carte au millionième nous surprend par son importance et son animation. Elle est construite autour des vestiges d'un amphithéâtre romain, le seul témoin de son passé plus que millénaire puisqu'elle est un ancien comptoir phénicien. La ruine romaine n'attire personne. La vie est dans les rues et les jardins. La grande mosquée (Masjid) est un gros cube gris, elle abrite le tombeau d'un sultan obscur. Comme pour lui faire concurrence, on a érigé dans le square voisin une gigantesque statue du président Hafez Al Assad, le bras droit tendu vers le ciel comme dans un geste d'apaisement, raide, sans élégance, et figé gauchement dans son costume de bronze doré.

Malgré son passé de comptoir maritime, toute l'animation de Jableh tourne le dos à la mer. Nous descendons dans l'unique hôtel de la ville, sans nom, simple appartement converti dans le quartier des cafés et des kebabs. C'est un vieux cheik glissant lentement dans ses babouches qui nous reçoit sans aménité. Dans notre chambre, nous disposons chacun d'un lit correct et de cinq clous fichés au mur en guise d'armoire-penderie. Les toilettes sont communes aux cinq ou six chambres de l'établissement, elles comportent un sombre WC nauséabond dans lequel on pénètre en chaussant une paire de mules à semelles en bois mise à la disposition des prétendants au trône et un lavabo étroit qui n'a pas connu l'éponge depuis longtemps. Une fois réglé le prix de la chambre, le vieux cheik est plus souriant. Tout au fond du grand couloir qui dessert l'étage, il dispose d'une remise qui lui sert de cuisine, de chambre et d'office. C'est de là qu'il apporte de sa démarche glissante et mesurée une cuillerée d'huile d'olive dont il verse ce qu'il en reste dans le trou de notre serrure, afin que nous puissions fermer notre porte à clé, car telle était son exigence pour sa tranquillité.

Nous sortons pour visiter la ville et y prendre quelques repères. C'est une ville vivante, grouillante, vrombissante, pétaradante et bavarde. Nous sympathisons avec un groupe de jablesois (?) en conversation animée, sur le trottoir. L'un d'eux, Ismir, est présenté par les autres comme un Turc et la conversation s'établit plaisamment sur leur force proverbiale et c'est ainsi qu'après l'échauffement de quelques verres de thé et quelques cigarettes, Ismir défie Patrick dans un simulacre de lutte qui se mue en une sorte de danse improvisée, scandée par les claquements de mains des spectateurs. On se quitte comme de vieux amis.

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