Du haut du Qalaat Sanjil, nous avions repéré la route de la Qadisa ; elle emprunte la vallée du nahr Abou Ali. Nous sommes donc sortis aisément de Tripoli que nous quittons sans émoi. Tout de suite, la pente est raide. Ce n'est pas étonnant car nous devons nous porter à 2.600 mètres d'altitude au col des Cèdres en une cinquantaine de kilomètres à vol d'oiseau. Le temps est toujours aussi beau et le ciel aussi lumineux.
Peu à peu, la saleté et le désordre de Tripoli et de sa banlieue s'effacent. La vallée est cultivée avec soin, une main invisible a débarrassé le paysage de ses scories, les maisons sont claires, les chantiers sont organisés. Deux heures après notre départ, nous traversons Zgharta, la première ville de la vallée, une petite ville bien dessinée, propre et nette. On ralentit l'allure, on flâne, on s'arrête devant les vitrines des galeries de peinture ! inattendu !
À Zgharta, nous entrons dans l'espace maronite. Ici, tout le monde ou presque parle le français. Je n'ose pas employer le mot "territoire" avec sa connotation de partition. On nous dit pourtant que le repli et le regroupement de chaque communauté sur son territoire est effectif depuis la guerre. Il n'existe presque plus de ces zones mixtes qui faisaient l'originalité du Liban. Dix-sept années de guerre et 150 mille morts, sans compter les centaines de milliers de déplacés et d'émigrés ont mis fin à l'harmonieuse cohabitation.
À la sortie de la ville, quelques petites entreprises familiales travaillent l'olive devant leur maison : On vide les paniers sur le plateau d'une machine à calibrer et on remplit des sacs d'olives homogènes que l'on destine à des traitements très brutaux, en arrière-boutique, pour les rendre comestibles. Après Zgharta, la montagne n'est qu'oliviers où les ouvriers − mais surtout les ouvrières − font la récolte. Il paraît qu'elle dure plusieurs mois. Nous faisons notre pause méridienne dans la montagne des oliviers. Jusqu'à présent, notre pause attirait plus ou moins de monde autour de nous ; aujourd'hui, il n'y a personne. Les gens d'ici ont autre chose à faire.
La route monte toujours durement et tout le corps est en souffrance. Il n'y a plus de ces petits établissements sommaires et temporaires où on sert le thé ou le café comme il y en avait le long de la Méditerranée, en Syrie comme au Liban ; on ne nous salue plus de grands signes de la main pour nous encourager ; on ne croise plus de groupes de jeunes oisifs qui palabrent devant une théière ; on ne nous offre plus spontanément des oranges ou des mandarines, le thé ou le café...
Nous faisons bêtement une halte dans un café-restaurant pour boire un thé.
Et qu'est-ce qu'on nous sert ?... Des débris de thé en sachet avec un pot d'eau chaude. Bien sûr, le pot et les tasses sont en faïence de qualité, les cuillères sont d'un beau métal inoxydable, le sucre est conditionné dans des tubes de papier bariolé, mais de grâce, n'appelez pas cela du thé !..
Malgré son thé poussiérieux, le cafetier est un homme aimable. Son établissement à flanc de montagne offre des vues étendues et il nous fait un tour d'horizon :
− Cette maison de forme cylindrique, là-haut, est la maison d'un milliardaire excentrique qui a reconstitué un Boeing en béton ; à droite, cette église aux formes ambitieuses dominée par une grande statue de la Vierge, c'est Notre-Dame d'Iral, ma paroisse ; au loin, en bas, dans la vallée, vous voyez un petit lac ?...
C'est un barrage que nous avons construit l'année dernière et nous aménagerons plus tard le plan d'eau pour le tourisme. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons refait la route. Avez-vous remarqué comme elle est belle ?.. Il faut bien que nos impôts servent à quelque chose !
J'espère pour lui que ses impôts sont moins sévères que son addition n'est salée.
Nous avions en effet remarqué que dans le même temps où le paysage se débarbouillait des souillures de Tripoli, la route s'ornait de panneaux de signalisation verticale, de glissières de sécurité et d'un maquillage complet de lignes blanches horizontales. Passé Tripoli, nous sommes manifestement entrés dans un monde organisé, programmé, dans une société industrieuse et réglée par le travail et les affaires, où il n'y a plus de place pour la fantaisie et le laisser-aller. Où il y a moins de place pour nous.
Nous avons formé le projet de faire étape au monastère de Mar Antoine à Aarbet-Qozhaya. Cela nous oblige à quitter notre route naturelle vers le col des Cèdres. À un carrefour, un prêtre nous indique un raccourci. C'est à une heure de marche, nous dit-il. Trois heures plus tard, nous arrivons à Serhel et demandons notre chemin dans une petite épicerie. Encore neuf kilomètres !.. Neuf kilomètres de descente nous dit l'épicière pour nous consoler. Nous sommes accablés : Notre journée de marche a été longue et fatigante, nous avons l'impression d'avoir tourné en rond, il fait nuit maintenant et nous craignons de nous égarer encore sur le chemin de Mar Antoine. En outre, l'ascension est tellement fatigante que la perspective de la descente de neuf kilomètres que nous devrons immanquablement remonter ne nous enchante pas.
Notre chemin qui longe une paroi rocheuse abrupte nous conduit tout au fond de la vallée de la Qadisa. Ici, quand le soleil se couche, il fait nuit aussitôt après. Le fond de la vallée est aussi noir qu'un cul-de-basse-fosse. Sur l'autre versant, au sommet, se dressent deux immenses croix lumineuses. Ce sont les seules lumières terrestres qui nous parviennent, elles nous indiquent assurément que nous sommes sur la bonne voie.
Lorsque nous arrivons au monastère blotti contre la paroi, la nuit est bien avancée. Le frère tourier qui nous accueille est contrarié car on l'a dérangé au milieu de complies. Nous le suivons dans l'église abbatiale et prions avec les douze moines de Mar Antoine. La moitié de la nef, creusée dans la paroi rocheuse, en fait une église à demi troglodytique. Les moines sont en long froc noir et se renvoient les uns les autres, en langue arabe, les versets de leur psaumes. L'un d'eux vient très aimablement me donner un psautier ouvert à la page utile. J'essaye de suivre l'obsédante litanie... La chose est rendue difficile par la déformation de certaines lettres pour une justification harmonieuse des pages imprimées.
Cela va sans dire : Mar Antoine est un monastère maronite. Le culte de Saint Maron, fondateur d'un groupe d'anachorètes dans la basse vallée de l'Oronte, au quatrième siècle, est à l'origine de cette communauté. Elle entretient dès sa naissance un tel particularisme qu'elle ne prend aucune part aux querelles christologiques qui divisent la chrétienté dans ses premiers siècles d'existence, ce qui la rend suspecte en particulier aux deux bords du schisme chalcédonien. Ce sont les persécutions de ces autres Églises, celles qui sont dans l'orthodoxie chalcédonienne, et celles qui sont dans l'hérésie monophysite, qui ont conduit cette communauté, sous la conduite de leur patriarche Jean Maron − une simple coïncidence − à se réfugier dans la région la plus escarpée de la montagne libanaise : la Qadisa. Dans leur forteresse naturelle, les maronites conservent leur originalité et leur particularisme jusqu'à l'arrivée des Francs. C'est alors qu'ils s'ouvrent à l'influence occidentale et acceptent l'autorité romaine qu'ils ne renieront jamais, même après le rétablissement du pouvoir musulman. Leur tradition d'autonomie est d'ailleurs si forte que le pouvoir ottoman délègue l'administration de la communauté à son patriarche et lui attribue le titre d'Emir al Charq (Prince de l'Orient), ce qui lui confère une stature politique qui perdure.
L'église est décorée de peintures murales dont une belle représentation de saint Antoine au-dessus de l'autel ; l'éclairage est violent; les psaumes sont récités ou chantés en langue arabe, sur un ton de lamentation. Au rythme, je reconnais le "Notre Père" (un, deux, trois... un, deux, trois, quatre... un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit...)
À la fin de l'office, frère tourier nous fait signe de le suivre, mais il marche si vite pour nos jambes fatiguées et nos pieds meurtris que nous perdons sa trace juste après la porte d'entrée du bâtiment conventuel. Nous attendons dans l'immense entrée, il devrait bien s'apercevoir qu'il nous a perdus... mais nous attendons longtemps, longtemps... frère tourier est vraiment étourdi !... En réalité, il est allé prendre son dîner au réfectoire et ne reprend notre destin en considération qu'après avoir apaisé sa propre faim.
Dans notre vie de pèlerin, le temps ne me semble jamais long. Il n'a pas la même mesure que dans notre monde d'habitudes et de pratiques rythmées. J'ai l'impression d'être hors du temps.
Là, par exemple, pendant qu'on attend frère tourier le désinvolte, je repasse mentalement le rythme de la journée. Je refais l'escalade vivifiante de la montagne ; je mesure notre lente progression par la lente disparition de Tripoli dans le lointain brumeux de la Méditerranée ; j'analyse le sentiment d'avoir brusquement quitté un monde d'insouciance et de fatalisme paisible où l'étranger est accueilli comme un bonheur, pour un autre monde de détermination, d'organisation, de planification, où l'étranger est accueilli comme un client.
À la sortie du réfectoire, frère tourier nous confie aux bons soins de la cuisinière. Encore un peu d'attente et celle-ci nous conduit dans une annexe sommaire et lointaine, située hors de l'enceinte du monastère, et elle nous apporte du pain et des fruits. Du plus profond de la Qadisa, j'élève une prière vers les croix lumineuses et le ciel constellé avant de sombrer dans le sommeil, dans la nuit noire et fraîche.
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C'est le jour qui nous réveille car nous n'avons pas entendu sonner matines ni laudes.
Notre annexe légèrement surélevée nous offre une vue dominante sur le reste du monastère. Il est littéralement blotti au pied de la falaise rocheuse comme s'il voulait s'y terrer. Un escalier taillé dans le roc longe le bâtiment conventuel et pénètre dans la montagne. Il conduit à la fameuse grotte-chapelle de Saint-Antoine. On y enfermait les fous et on les entravait avec de solides chaînes en attendant leur guérison. Là, saint Antoine − l'anachorète égyptien et non pas le saint de Padoue − aurait miraculeusement délivré les fous de leur démence et de leurs chaînes. Ce sont ces chaînes qui entourent actuellement l'autel de cette petite chapelle.
L'organisation de l'annexe pour pèlerins sensiblement à l'écart du monastère est manifestement étudiée pour la tranquillité des moines. Nous ferions volontiers une visite plus approfondie du lieu consacré mais nous n'osons pas déranger et nous nous contentons d'ouvrir tout grand notre cœur et nos yeux pour imprimer ce lieu dans notre esprit. La Qadisa est un véritable canyon. C'est comme une profonde entaille, un grand coup de hache donné dans la montagne. Les villages, les paroisses, la vie séculière sont établies sur les lèvres de cette entaille. Le fond de la vallée est réservé à la vie spirituelle, à la prière, à la vie réglée des monastères. La frontière entre les deux est marquée par des croix géantes, comme des stations d'un immense chemin de croix. Deux d'entre elles sont lumineuses et nous ont guidés, hier, vers le monastère. Le versant nord, abrupt, est creusé de quelques niches érémitiques. On nous a dit qu'il y aurait encore un ermite vivant actuellement dans l'une d'elles.
Le versant sud, moins abrupt, est sculpté par endroits en espaliers sur lesquels croissent quelques arbres fruitiers.
Et nous revoici sur le rude chemin par lequel on se hisse à grands coups de hargne sur le rebord de la vallée pour retrouver la route des Cèdres. On monte... On monte. Le cœur bat la chamade. De temps en temps je m'arrête pour reprendre souffle et me repaître des paysages.
Au loin, en bas, on n'arrive même plus à deviner Tripoli noyée dans la vapeur diaphane de la Méditerranée, cette compagne fidèle que nous avons quittée avec tristesse. C'est vrai que nous aurions pu la fréquenter encore quelques jours, jusqu'à Beyrouth et rejoindre la Bekaa et Damas par le col de Daha al Beidar et Chtaura. On aurait économisé plus de mille mètres d'ascension. Mais la vallée de la Qadisa s'imposait, incontournable.
Quand notre route s'écarte un peu du canyon, on voit nettement les deux lèvres du "coup de hache" au bord desquelles se sont établis les villages et les hameaux flirtant avec le précipice, rassemblés autour de leurs belles églises. On ne communique d'un bord à l'autre qu'en remontant le coup de hache très haut dans la montagne, jusqu'à Bcharré, où nous espérons arriver ce soir.
Sur un piton, à gauche, une église pyramidale de facture futuriste, comme une dentelle de béton. Aucune habitation alentour; elle est érigée pour propulser vers le ciel le gigantesque Christ qui tient lieu de clocher-flèche. Depuis hier, d'ailleurs, depuis notre entrée dans la Qadisa, on a remarqué la présence de nombreux pardons, allant de la petite niche sans prétention, abritant une statuette ou quelques fleurs, jusqu'aux ouvrages monumentaux organisés autour de quelques châsses abritant reliques, pieuses images bordées de dentelle ou icônes dorées. Ici, on affiche fièrement son appartenance confessionnelle.
Un peu avant la petite ville d'Ehden, on croise de belles, très belles demeures, dont les formes façonnées jusqu'à la torture semblent vouloir témoigner de la richesse de leur propriétaire. Beaucoup de chantiers aussi. La Qadisa est vivante. Ehden est pourtant bien calme. On y apprend que la plupart des habitants passent le printemps et l'été à Ehden et descendent à Zgharta pour l'automne, la récolte des olives, et l'hiver. Ce qui explique l'animation que nous y avons rencontrée hier.
À l'entrée d'Ehden, un vieil homme en caftan blanc est assis devant une petite construction de briques blanchies à la chaux grosse comme deux guérites pour sentinelles. Il nous invite à prendre un café. Il garde le château de la famille Frangié, là en contrebas, caché par des arbres en taillis et futaie à quelques pas. Trop loin pour nos jambes fatiguées. Et là, au bord de la route, cette massive chapelle de briques rouges devant laquelle on vient de passer, c'est le mausolée de Soleiman Frangié.
Soleiman Frangié était le chef traditionnel de la communauté chrétienne du nord Liban sur laquelle il régnait en véritable féodal. Homme politique important (il fut président de la République de 1970 à 1976), il était partisan d'une entente avec le grand frère syrien, seul capable selon lui de garantir l'unité libanaise contre toutes les tendances centrifuges inter et intra-confessionnelles. C'est au nom de l'unité des chrétiens et de l'opposition farouche à "l'occupant" syrien que les milices des Forces Libanaises de Bechir Gemayel attaquèrent le château des Frangié, le 13 juin 1978. Trente personnes furent massacrées, dont le fils aîné de Soleiman, Tony Frangié. Déchirures libanaises...
Ehden est une ville propre et nette, un bourg de carte postale, avec sa petite place dallée et sa fontaine, entourée de cafés et de restaurants dont les terrasses s'étalent au soleil et s'offrent aux rares consommateurs, car la plupart ont abandonné leur villégiature pour rejoindre le bas de la vallée : Ehden est à demi désertée. Nous faisons la pause auprès d'une petite église, à la sortie de la ville. La date de construction - 697 - gravée sur le mur de l'abside atteste l'ancienneté de l'implantation chrétienne dans la Qadisa. Etonné d'entendre parler français par des étrangers, un homme jeune nous rejoint et nous tient compagnie dans notre frugale collation. Notre conversation passe tout naturellement du général au particulier : Le Liban, la Qadisa, les chrétiens, les maronites.
− Nous, les maronites, nous ne sommes pas des arabes. Nous sommes des descendants des phéniciens.
− Comment pouvez-vous l'affirmer ?
− Toutes nos familles connaissent leur généalogie sur plusieurs siècles. Ma propre famille s'est établie à Ehden il y a sept siècles. Elle venait de Aïn-Toura.
D'après ses explications, Aïn-Toura se situe dans la région de Tyr, au sud du pays.
− Et avant ?
Notre compagnon est manifestement heureux de la question. Par crainte de faire un péché d'orgueil, il n'aurait pas osé nous dire spontanément ce qu'il va nous révéler. Le rose du plaisir envahit son visage, il prend une grande inspiration et nous dit en toute modestie :
− Ma famille ?...(suit une exclamation intraduisible, du genre: ouallah !...) Elle remonte à Abd Al Mutalib.
Comme il existe beaucoup d'homonymies dans l'onomastique arabe, je lui demande de préciser :
− Abd Al Mutalib... de la tribu des Qoraysh ?
Là, son attitude devient d'autant plus avantageuse qu'il sait que sa révélation prend sa réelle dimension, au-delà de l'aura du mystère ; il est en terre de connaissance. Il se rengorge pour préciser :
− Bien sûr !... Abu Talib, l'un des fils d'Abd Al Mutalib n'a pas accepté les révélations du prophète, il a refusé l'Islam, et il est venu se réfugier dans la région de Tyr.
Grâce aux données que j'ai recueillies de mes lectures dans mon petit carnet qui ne quitte pas la poche de jambe de mon pantalon de rando, j'expliquerai ensuite tout le sel de cette révélation à Patrick :
~ Abd Al Mutalib est le grand-père de Mohammed, le prophète.
~ Al Mutalib, l'insoumis, est le père d'Ali, cousin du prophète, donc, et en même temps son gendre puisqu'il a épousé Fatima née de l'union de Mohammed et Khadidja. C'est lui qui est devenu le quatrième Calife de l'Islam et c'est de son culte qu'est née l'hérésie chi'ite.
~ C'est un descendant d'Al Abbas, frère d'Al Mutalib, qui a fondé la dynastie des abassides qui régna sur l'Islam du milieu du huitième siècle jusqu'au milieu du treizième.
Si ce qu'il nous dit est vrai, notre interlocuteur est donc descendant d'une prestigieuse lignée arabe. Qui donc lui a inculqué sa mythologie phénicienne ?
La conversation se poursuit sur la religion, sur la manière comparée dont on la pratique en France et au Liban. Tous les maronites sont des pratiquants scrupuleux et respectent à la lettre les commandements de Dieu et les dogmes de l'Église. Notre compagnon d'un instant nous confie, par exemple, qu'il ne "connaîtra" pas une femme avant d'avoir reçu le sacrement du mariage. Il blâme vivement les mœurs de notre pays, Il a appris en effet qu'il existait chez nous le P.A.C.S, conférant à deux personnes vivant ensemble un statut proche de celui des couples mariés. Evidemment, l'information lui est parvenue sensiblement simplifiée : Pour lui, la France a organisé le "mariage des homosexuels".
− Vous vous rendez compte: un homme qui se marie avec un homme !...
À son attitude outrée, on mesure combien ce que l'on appelle, chez nous, par une habile supercherie sémantique, "la modernisation de la société" dépasse de cent mille coudées son entendement de chrétien zélé. C'est vrai que les chrétiens ne mettent aucun sacrement au-dessus du mariage et qu'ils regardent l'Islam avec mépris quand il se complaît à un méli-mélo de femmes. Alors, quand il s'agit d'un méli-mélo d'hommes !...
Nous lui montrons nos photos de famille pour éliminer toute arrière-pensée nous concernant ; on ne sait jamais... On se quitte bons amis.
Et l'on reprend notre ascension à pas pesants et mesurés. La carte est affreusement fausse, la route n'est pas bornée, j'essaye de mesurer notre progression au "temps passé" que je conjugue avec la vitesse évaluée au double pas. Entre deux kilomètres et deux kilomètres et demi à l'heure. Depuis six heures ce matin, nous avons avancé d'une petite vingtaine de kilomètres. On approche de Bcharré.
À Blaouza, l'espace se remplit soudain d'une immense vibration liturgique, claire, profonde, palpable. Improbable chœur céleste qui nous porte dans notre effort. Non... Elle ne vient pas du ciel. On devine qu'elle prend sa source au loin, là-bas, de l'autre côté de la vallée, dans cette petite église blanche, toute neuve, qui jouxte le bâtiment du patriarcat maronite d'été, à Dimane. Elle nous transporte jusqu'au crépuscule, jusqu'à Bcharré.
Un poste de l'armée syrienne contrôle l'entrée de la ville ; bien que je sois averti de la bonne intelligence entre la "seigneurie" Frangié et le pouvoir syrien, cela m'indispose toujours autant.
Un peu plus loin, on est aspiré par un père de famille qui nous propose une chambre et une salle de bains "américaine" pour quinze dollars. On aurait aimé s'arrêter au couvent de Mar Sarkis, mais la fatigue nous fait succomber à l'offre impérieuse. Farès s'empare de nos sacs de peur que nous changions d'avis. Nous le suivons dans sa villa à flanc de montagne avec vue grandiose sur la vallée. À l'achèvement des travaux, sa maison sera somptueuse. Farès la construit de ses propres mains, second œuvre compris. Mais on ne peut réunir tous les talents en une seule personne : Farès ne viendra pas à bout de la panne qui nous prive d'électricité, et nous passons le reste de la soirée à la lueur des bougies et dans la fraîcheur montagnarde qui pénètre par les brèches du chantier de finition.
Un dernier coup d'œil à la vallée qui charrie ses lumières pour les noyer derrière la montagne, et nous nous installons dans un sommeil réparateur.
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