Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Dimanche 26 novembre : de Gbarheb à Mhajjeh.
Yaoum al arhad, 30 sha'ban

Nous n'avons pas entendu le muezzin et c'est Jasim qui nous réveille à six heures. Il donne un coup de brosse dans sa chevelure drue et il est prêt car il a dormi − si peu − en habits de jour. Il nous fait servir le thé et nous quitte rapidement pour un rendez-vous important à Damas.

Nos gestes de préparation pour l'étape sont maintenant très précis et nous pouvons nous hâter avec lenteur. La petite sœur qui passait discrètement par la porte entrouverte les plateaux de thé ou de repas, hier et ce matin, devient plus audacieuse et traîne autour de nous pour enlever théière, verres et plateau. Elle a neuf ans et s'appelle Samia. Elle est donc une fille de la deuxième mère. Quand nous prenons la route, à sept heures, elle est la seule à nous faire des signes d'adieu. Nous avons passé quatorze heures dans cette famille, en compagnie des hommes, sans rien savoir de ce qui se passait dans la partie secrète de la maison, dans le harem. Qui a préparé le thé, le ragoût, le café ? Qui a fait la vaisselle ? Peut-être est-ce la petite Samia qui salue ces deux vieux étrangers vagabonds avec chaleur. Du plus loin que nous pouvons, nous lui rendons son salut avec tendresse. Merci, petite Samia.

Plus on s'éloigne de Damas, plus le chaos volcanique s'efface pour laisser place à une terre organisée. On ne voit pas les cultures, mais on voit que l'homme a déplacé, roulé les pierres de lave pour en faire des alignements parallèles délimitant de grandes bandes de terre où la charrue peut évoluer facilement. Plus loin, quand le courage n'a pas manqué ou quand la terre en valait la peine, les alignements de pierres s'écartent de plus en plus, deviennent des murets qui libèrent en les encerclant de vastes champs de terre noire. On imagine que ce travail est récent alors qu'il date de deux millénaires, quand les romains ont décidé de faire du Hauran un grenier à blé.

On arrive à Al Sanameyn, un gros bourg qui digère difficilement l'immense foule rassemblée pour le marché. Comme on apprend qu'il y a un bureau de poste, on fait une pause chez un gargotier-rôtisseur de poulets qui veut bien nous servir du thé, et nous écrivons rapidement quelques lettres et cartes postales. Le courrier est pour moi une tâche ardente pour égrener des messages d'amour et d'amitié. C'est peut-être aussi une forme de narcissisme comme me le fait remarquer Boutros. C'est vrai que j'écris laborieusement, lentement. "Comme sur un miroir" suggère Patrick.

On reprend la route. On croise quelques oliveraies. Là-bas, sur notre droite, à une vingtaine de kilomètres, le plateau du Golan et la ville de Qunaytra, complètement détruite par les Israéliens pendant la guerre des six jours. Avec sa triple rangée de positions militaires, syrienne, onusienne et israélienne. Sans cette fichue situation, nous aurions pu entrer en Israël par le nord et marcher sur les pas de Jésus à travers la Galilée et la Samarie.

En attendant, nous faisons la pause repas au bord de la route à l'ombre d'une rangée de caroubiers, à proximité d'une station-service. Son gardien ne manque pas de nous héler de loin pour nous proposer le thé. C'est une station très modeste qui ne comporte qu'un local de gardiennage, grand comme la cuisine d'un appartement moderne et deux pompes de distribution de carburant. Deux voitures se sont arrêtées pendant notre casse-croûte et sont reparties bredouilles : pas de gas-oil.

Quand on entre dans le local du gardien, on est surpris par la nudité du lieu : Un téléphone posé au sol, un vieux fauteuil de bureau réformé et un incontournable brasero (majmara). Les ustensiles pour le thé sont sur le rebord de la fenêtre. Notre hôte doit avoir fréquemment des invités car il possède cinq verres. Ils ne sont pas propres, mais ils portent l'inscription "ahlan oua sahlan". Pour Patrick et pour moi, ce moment simple de partage est toujours un moment merveilleux. On a l'impression de donner autant qu'on reçoit car notre homme est émerveillé de tout ce qu'on lui raconte ; et il est très questionneur. Je suis persuadé qu'il va répéter notre aventure aux uns et aux autres, à l'infini.

Sur cette petite route, la circulation est plutôt rare car elle est drainée pour sa plus grande partie par l'autoroute qui relie Damas à Amman et au-delà, à la mer Rouge d'al Aqaba. Mais nous avons les mêmes intelligences avec les automobilistes que nous avions dans la Syrie méditerranéenne. Les gestes d'interrogation auxquels on répond par un grand salut. Quelques-uns s'arrêtent pour nous proposer de nous conduire un bout de chemin, ou même de nous transporter chez eux. Nous refusons avec le sourire.

Lorsque nous arrivons à Mhajjeh (prononcer : Mahajjeh), nous nous adressons une nouvelle fois à la police, cela nous a si bien réussi hier !.. Le décor est à peu près le même qu'à Gbarheb, mais la procédure va être un peu plus longue. On dirait que le policier qui nous reçoit joue un rôle ; en tous cas, il est théâtral. Sa connaissance de l'anglais lui donne une supériorité sur ses deux collègues de permanence à qui il consent à traduire la conversation qui s'instaure entre nous.

Après les questions banales de l'ordinaire policier, du genre :
− What is your name ?
Ou encore :
− Where do you come from ?
Et après que le thé traditionnel ait établi une certaine convivialité, notre policier se donne un peu plus d'importance en s'enfonçant dans son fauteuil, bras gauche enlaçant le dossier et bras droit pointé vers nous :
− What is your job ?
On lui fait comprendre qu'à notre âge...
− Yes, I understand. But before you are retired, what was your job ?
Là, on entre dans la spirale socio-économique, qui va déboucher sur des questions d'argent et de revenus. Le genre de question qui nous a mis mal à l'aise à plusieurs reprises tant il nous semblait que la vérité crue pouvait paraître indécente. La générosité et la fierté de ce peuple merveilleux nous a faits pèlerins d'un ordre mendiant. Nous sommes donc convenus, avec Patrick, si nous devions encore faire face à ce genre de questions, de nous inventer des statuts professionnels modestes. Que Dieu nous pardonne.
− Before, I was server, dis-je en mimant le geste de la main gauche, paume vers le ciel, comme si elle supportait un plateau
− And you ? Patrick a beaucoup de mal à mentir; je sens son hésitation:
− I was taxi driver, dit-il avec aplomb en faisant le geste de tenir un volant.
Notre policier traduit à ses collègues avec un brin d'emphase ce qu'ils avaient sans doute déjà compris. Et il continue avec une grave importance son interrogatoire amical et policier :
− And how many money do you get in a month ? Je fais un rapide calcul mental avant de lâcher
− Five thousand francs.
− Oh! it is very small.
Et pour être sûr d'avoir bien compris, il inscrit sur un bout de papier : cinq, zéro, zéro et se penche vers moi pour me le montrer.
− La, hamsa alf ; maha tlata sifr (non, cinq mille, avec trois zéros)
Il se renfonce dans son fauteuil, prend ses collègues à témoin pour proclamer, sur un ton outré par l'injustice :
− Oh ! oh ! it is very big !... It is what I get myself, but in syrian pounds.
À vingt centimes la livre, on savait bien que ce terrain-là était piégé et on aurait aimé l'éviter. Mais je pense qu'on se sort bien de ce tourbillon de Charybde en expliquant, exemples à l'appui, que l'on vit beaucoup mieux avec cinq mille livres en Syrie qu'avec cinq mille francs en France.

Notre homme fait comme s'il était convaincu. Mais notre problème d'hébergement n'avance pas. Patrick est impatient; pour ma part, j'ai confiance en la Providence. En attendant, l'interrogatoire continue sur notre environnement familial :
− Are you married ? Have you children ? Oui, bien sûr, et nous montrons nos photos. Mes deux fils Thierry et Vincent, deux grands beaux garçons aux cheveux bruns et au teint mat attirent son attention :
− Are they arabian ? Mais non, ils ne sont pas arabes. Mais regardez ma femme, Suzanne, c'est aussi une belle brune au teint mat, ne trouvez-vous pas ?.. − et je pense en moi-même : et si vous saviez comme sa peau est douce !..
− She is arabian ?
− No, but she was born in Tunisia.
Notre interlocuteur mérite réellement d'être policier ; quand il tient un fil, il le tire jusqu'au bout :
− And how did you know her in Tunisia ? J'allais me lancer naïvement dans le récit de la vérité : l'histoire d'un jeune sous-lieutenant sortant de Saint-Cyr expédié dans la Tunisie révoltée contre l'autorité française et qui rencontre une jeune sfaxienne... quand je croise le regard inquiet de Patrick qui me rappelle à notre pieux mensonge, et qui, après les tourbillons de Charybde, me supplie de ne pas tomber dans les écueils de Scylla en évoquant ma carrière coloniale.

Il est vrai que je suis fier de mon passé militaire et colonial et que je l'assume entièrement, guerre d'Algérie comprise, et j'affirme avec force que le colonialisme que j'ai pratiqué sous les ordres de mes chefs était un véritable humanisme. Mais ce n'est pas le moment d'en débattre, ici, avec la pauvreté de notre vocabulaire. Et surtout avec mon mensonge initial que je prolonge en inventant une envie d'aventure qui m'a poussé à exercer mon métier de garçon de café en Tunisie.

Cela n'empêche que la Tunisie nous a conduits incontournablement sur le terrain de l'impérialisme, sur la décolonisation, sur le général de Gaulle, sur l'amitié franco-arabe en général et sur celle de Chirac avec les al Assad, le père, puis le fils.

Je ne me souviens pas, mon vieux Patrick, si tu as eu l'occasion de montrer tes propres photos... Pardonne-moi. En tous cas, notre Hercule Poirot nous donne soudain le signe du départ et nous conduit dans une maison à quelques centaines de mètres. Là, il nous confie à un homme d'âge, en longue djellaba grise et keffieh blanc, avec qui il a une brève conversation, puis il nous dit, avant de nous quitter :
- You are in the hands of a very good family.
- Choukran laka ya rajoul al chourta ! (merci, monsieur le policier).

Nous voici à nouveau en famille. Le salemlik est plus modeste que chez Jawad et ses frères. Le père distribue quelques ordres et disparaît en nous laissant en compagnie d'un jeune homme et de deux enfants qui font leurs devoirs d'écoliers sur la banquette qui court le long du mur. Tandis que Patrick entre en conversation avec Gilel, étudiant en littérature arabe, j'aide les enfants à leurs exercices d'anglais et j'ai immédiatement cinq ou six gamins autour de moi, venant d'on ne sait où. Il n'est rapidement plus question de devoirs d'anglais mais d'espiègleries et de tas de questions que je ne comprends pas. Ils se moquent peut-être gentiment de moi; alors, pour mettre un peu d'ordre dans ce brouhaha puéril, je décide de leur raconter l'histoire de Goha qui m'a valu tant de succès à El Hamdieh, chez Saïd Ibrahim. Le démarrage est assez laborieux et je dois répéter plusieurs fois la même phrase. Quand l'un d'eux la comprend, il la reformule pour les autres, avec un accent convenable, et ils se mettent tous à rire en applaudissant de bon cœur. Alors je passe à la phrase suivante et le processus se renouvelle. Jusqu'à l'éclat de rire final qui se prolonge pour saluer la chute.

C'est dans cette gaieté simple et juvénile que le repas arrive. Comme dans une mise en scène bien réglée, les enfants disparaissent et trois copains de Gilel arrivent pour partager nos plats.

L'un d'eux, Khalil, est chanteur professionnel et dirige un groupe musical attaché à la radio de Damas. Les autres lui demandent des échantillons de ses chansons et Khalil ne se fait pas prier. Gilel récite une poésie de Khalil Gibran qu'on ne comprend pas mais dont on apprécie la musique des mots. Il doit être d'ailleurs plus facile de rimer en arabe qu'en français car les désinences y sont moins capricieuses. Par ailleurs, la langue écrite admet et recommande même les répétitions de mots ou de racines là où les Français se prennent la tête pour trouver synonymes et périphrases distingués.

On s'attendait à prolonger le repas par la soirée puis la nuit dans le salemlik, mais à notre surprise, lorsqu'il s'aperçoit que ses convives sont rassasiés, Gilel nous entraîne derrière lui, à l'opposé de la maison dont on fait le tour pour aboutir à une cour intérieure. Et là, ô surprise !.. Les cinq femmes de la maison sont alignées comme pour une haie d'honneur conduisant à la chambre d'hôtes. Je n'ai pas le temps de les détailler car tout se passe très vite, mais elles sont en robe et coiffe de parade. Leur âge ? De moins de vingt ans à un peu plus de quarante. Il y a là sans doute une ou deux épouses avec les filles et les belles-filles. Elles sont belles ; chaque âge a sa beauté. Elles sont impassibles. J'aimerais les voir sourire et j'esquisse un mouvement vers elles, comme pour leur serrer ou leur baiser la main, mais Gilel me retient à temps : On ne touche pas une femme musulmane !.. Alors, esquissant une révérence, main sur le cœur, je bredouille :
- Ana seïd bi maharafati kunna (je suis honoré de faire votre connaissance).
Puis nous entrons dans la chambre d'hôtes. Moins grande que le salemlik, elle est tout de même de belle dimension. Mais elle est surtout décorée à l'excès, avec son plafond à caisson souligné de moulures, d'entrelacs et de tarabiscots, sa suspension aux verroteries bigarrées, ses pilastres à chapiteaux, ses tentures de tissu damassé aux plis serrés auxquelles s'agrippent des bimbeloteries de bazar. Du baroque oriental !

Trois matelas sont étalés côte à côte, dans un coin de la pièce. Deux copains de Gilel sont déjà là ; ils nous attendent en fumant et en écoutant une mélodie orientale qui s'échappe sur un rythme sud-américain d'une chaîne haute-fidélité posée dans un coin sur un piédouche en marbre. On s'assied par terre, sur une double ou triple épaisseur de tapis. Le thé coule, les cigarettes brûlent. Khalil se met à danser, seul, ondulant son corps mince et souple, une main derrière la nuque et l'autre sur l'abdomen, l'air inspiré, les yeux à l'infini. Un copain se lève et lui donne la réplique; les autres soulignent le rythme en battant des mains et les deux danseurs s'animent avec une élégance féminine, ondoient, s'enveloppent sans se toucher, ondulent lascivement leur corps. J'éprouve un certain malaise car, sans être du genre coincé, j'aime que les choses soient carrées et bien en place; j'aime que les femmes soient à la harpe et les hommes au trombone, que les femmes soient au foyer et les hommes à la guerre, que les femmes soient coquettes et alanguies et les hommes virils et fougueux. Tous les autres sont aux anges. Gilel est dans le ravissement. À un moment, il se penche vers moi et me demande, comme en confidence :
− That does not make hot in your heart ?
C'est son accueil, qui me fait chaud au cœur; C'est le salut des femmes de la maison qui m'émeut; c'est la fête spontanée qu'il a organisée avec ses amis qui me touche. Et j'ajoute :
− Fi al ouaqt al hadir ahabba mousiqa. Bass afddala han houriyat yarqousna bi al niyaba han Khalil oua sadiqahu. (En ce moment, j'apprécie la musique. Mais je préférerais que ce soient des houris qui dansent à la place de Khalil et son ami).

Lorsqu'à la fin de mon premier sommeil, longtemps après la fête, je me lève pour éliminer déchets et toxines de mon métabolisme, j'aperçois Gilel dans un coin de la pièce en train de rédiger sur ses genoux un devoir de littérature à la lueur d'une bougie. Je suis désolé que nous soyons la cause de ce rattrapage nocturne. Mais non, Gilel a eu une grosse bouffée d'inspiration qu'il voulait saisir dans l'instant.

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