Il y a le calendrier hébraïque pour les Juifs, le grégorien pour les chrétiens et l'Hégire pour les musulmans. Il existe un autre calendrier qui prend sa source en 1805. Ce calendrier est celui des saint-cyriens(*).
(*) En réalité, l'École Spéciale Militaire de Saint-Cyr a été créée en 1802 par Napoléon Bonaparte, alors consul à vie (ce siècle avait deux ans...). Son bicentenaire sera donc célébré en 2002, soit l'an 197 de son calendrier.
En créant ce calendrier original, la prestigieuse école de Saint-Cyr a rendu hommage à son créateur. Dans ce calendrier, les mois utiles (les seuls mois de l'année scolaire, d'octobre à juillet) sont repérés par les dix lettres qui composent le mot AUSTERLITZ, la fabuleuse bataille des trois empereurs qui eut lieu, elle aussi, le 2 décembre, en 1805, et dont les saint-cyriens fêtent chaque anniversaire. Ainsi, nous sommes aujourd'hui le 2 S 195 et je suis par la pensée avec tous mes camarades de la Spéciale, mes p'tits cos(**).
(**) Les condisciples d'une même promotion de Saint-Cyr sont des copains (au sens premier du mot : ils partagent le pain). L'argot de l'école en a fait des 'petits copains' devenus 'p'tits cos' par le jeu incontournable de l'apocope.
Sans doute par respect pour les trois religions monothéistes qui inspirent les peuples du Moyen-Orient, l'ambassade de France est fermée du jeudi midi au dimanche midi, mais nous avons pu converser avec l'attaché culturel par le téléphone. Il nous a donné une foule de renseignements qui nous permettent de partir sur la bonne voie : On se fait conduire jusqu'au septième cercle d'Amman et là, on doit suivre la direction "Dead Sea".
Malheureusement, lorsque le bus nous dépose au septième cercle, on ne voit pas un seul panneau indiquant la direction de la mer Morte, ni en anglais ni en arabe. Et notre pauvre carte touristique sans échelle ne nous permet pas de faire le point. Nous sommes à un carrefour de deux voies perpendiculaires qui conduisent aux quatre points cardinaux ... Pas de question : On prend la route qui se dirige vers l'ouest.
Nous passons petit à petit d'une banlieue aérée à une campagne fertilisée par les eaux du ouadi Sir aux allures de torrent montagneux, encaissé, aux berges couvertes de lauriers et de fougères. Cela me rappelle ma Bretagne d'adoption, mais la montagne est plus sévère et plus aride que le Menez Hom. On arrive bientôt dans le village de Wadi Sir. Il est peuplé, nous a-t-on dit, de Tcherkesses chassés du Caucase par l'expansion de la Russie des tsars à la fin du XIXème siècle. Cela ne saute pas aux yeux. Mais ce qui me vient à l'esprit, c'est l'enchaînement qui conduit des Tcherkesses − nos Circassiens − aux Mamelouks, des Mamelouks à Bonaparte et de Bonaparte à Saint-Cyr, quand nous sommes le 2 S 195. C'est un signe, assurément.
À la fin du village, le route perd son bitume et devient un chemin de pierres. Cela nous confirme que nous n'avons pas pris l'itinéraire royal que nous a indiqué l'attaché culturel. Qu'importe, malgré quelques méandres, nous sommes jusqu'à présent dans la bonne direction.
Mais une bifurcation se présente et nous pose question : D'un côté, un étroit sentier de terre prolonge le chemin de pierre en direction de l'ouest. Il conduit dans la bonne direction, mais est-ce de façon durable ?
De l'autre, le chemin de pierre qui nous trahit en s'inclinant de manière très appuyée vers le nord, et même un peu plus. Disons, pour être aussi précis qu'il se puisse avec ma boussole de bazar : azimut magnétique 22 degrés, soit 400 millièmes (de radian). Cela veut dire que pour mille mètres parcourus sur ce chemin de pierre, on progresse d'environ 400 mètres vers l'est. Une régression !
Notre concertation vaut toutes les querelles d'états-majors, et c'est finalement mon option qui prévaut. J'ai toujours préféré les avancées hasardeuses aux retours en arrière, et nous prenons ainsi le petit sentier de terre. Tout semble me donner raison, malgré quelques sinuosités, il garde le cap à l'ouest. Et de plus, il longe toujours l'oued Sir qui se jette lui-même dans le Jourdain à proximité du pont Allenby.
Une heure plus tard, notre sentier se noie dans une belle cuvette de terre blanche au centre de laquelle se dresse un immense temple grec. Nous croyons d'abord que c'est Iraq al Amir (la grotte du prince), qui est repérée sur notre carte, mais ce n'est que plus tard, après mon retour en France, que des lectures studieuses me permettront d'identifier Qasr al Abd (le château du serviteur), seul témoin de l'architecture palatiale hellène en Jordanie. C'est Jean Hyrcan, un des successeurs de Judas Maccabée et fondateur de la dynastie des asmonéens qui le fit construire au deuxième siècle avant notre ère. On pourrait croire qu'il a résisté aux siècles, mais une pancarte annonce sa réhabilitation récente en coopération avec la Suisse.
On profite du site pour faire la pause ... D'autant plus que nous n'avons plus de chemin à mettre sous nos pieds. Le temps du casse-croûte sera propice à la réflexion.
Après une reconnaissance sur le monticule qui nous domine, je fais le point avec Patrick : Nous sommes sur une bande de terrain montagneux comprise entre l'oued Sir au sud et le Wadi Shu'ayb, au nord-ouest. Le Shu'ayb est bordé par la route qui conduit au pont Allenby. Si nous cheminons hors sentier en direction du nord-ouest, nous tomberons forcément sur cette route.
Patrick connaît mon aversion pour les retours en arrière.Il est perplexe :il cherche à savoir si ma proposition est sérieuse ou si elle tient de la provocation. Finalement, il accepte le challenge. Et c'est ainsi que nous partons à travers monts, à la boussole. La terre est dure et caillouteuse, une espèce de reg traversé parfois par des petits murets de pierres, comme les drailles que l'on rencontre dans l'Aubrac et qui servent à canaliser les troupeaux de moutons. La montagne est nue, hostile. Dans la direction que nous suivons, on peut distinguer trois lignes de collines successives. Je me dis en moi-même que si le wadi Shu'ayb coule derrière le premier mouvement du terrain, on trouvera notre route dans deux heures ; mais c'est peu probable car, malgré toutes les imperfections de notre matériel topographique, on sait que l'on vient de quitter le wadi Sir qui coule sensiblement douze à quinze kilomètres plus au sud que le Shu'ayb.
Si donc on le trouve derrière la deuxième série de collines, ce sera dans un peu plus de quatre heures.
Et s'il coule derrière la troisième ligne de crêtes ...
Je ne veux pas y penser. J'essaye de ne pas penser à ma charrette qui gémit; j'essaye de ne pas penser à mon corps qui souffre. J'essaye même de chasser de mon esprit toute pensée, toute représentation concrète et de repousser toutes les imaginations. Mais c'est difficile de vider l'esprit, de ne pas l'accabler du poids de mon corps épais, de ne pas l'encombrer de mes pensées légères et distraites.
Ainsi, cette "promenade" me ramène irrésistiblement cinquante années en arrière, dans les landes de Saint-Cyr-Coëtquidan que les besoins de la formation nous ont fait sillonner dans tous les sens à pied le plus souvent, à cheval quelques fois, et en camion GMC. Je pense à mes "p'tits cos", mes compagnons de crapahute et de chahut, à ceux qui nous ont quittés, à ceux qui sont malades, et j'essaie de prier pour eux en ce 2 S 195.
Voilà la première ligne de crête; comme je le présumais, pas de Shu'ayb dans le thalweg qui nous apparaît maintenant. Continuons ...
Le soleil a dépassé son zénith depuis longtemps, et pourtant il ne m'a jamais paru aussi violent. Il nous écrase et allonge nos ombres maladroites sur notre droite. Cela nous aide à tenir le cap entre deux coups de boussole. Concentré sur l'effort, Patrick ne dit rien, mais je sens son regard chargé d'inquiétude braqué sur moi. Je ne me retourne pas et continue la descente en maîtrisant ma vitesse de toutes mes forces. Les descentes tout-terrain sont aussi pénibles que les montées, surtout lorsqu'on traîne une charrette indocile et qui a déjà donné des preuves de fragilité. Il ne faudrait pas qu'une roue se rompe maintenant. Seigneur, veille sur nous !
Nous montons maintenant à l'assaut de la deuxième ligne de monts avec la hâte de nos vieux muscles fatigués, avec l'énergie de l'espoir ... à la même allure lente, Patrick et moi, comme si nous étions encordés. Toute ma vieille carcasse est tendue vers ce sommet immobile qui semble s'éloigner à mesure qu'on avance. Une rasade d'eau de temps en temps pour humecter la gorge. On partage nos dernières réserves. Les battements du cœur se répercutent dans le cou et les tempes. Non, t'en fais pas, ça ne va pas éclater ; pousse, pousse encore, mon vieux, et t'auras ta récompense, là-haut, quand tu verras s'écouler le Shu'ayb en bas, à tes pieds. Peut-être...
On débouche enfin au sommet. Le panorama magique sur la vallée du Jourdain et la mer Morte, et au-delà, sur les collines blanches de la Judée est une récompense irremplaçable. Le soleil a déjà jeté ses ombres sur les piémonts et c'est une image en mauve et rose que le paysage nous renvoie. Une vague de scènes bibliques afflue à mon esprit ; à une vingtaine de kilomètres près, et à une distance de plus de trois millénaires, je suis dans la situation de Moïse découvrant la terre promise. Je reste en admiration pendant un long moment, une admiration qui me fortifie, qui me régénère. C'est Boutros qui me ramène à la réalité vulgaire :
− Et le Shu'ayb ?
Il fallait bien l'admettre, ce n'était pas encore au pied de ce deuxième obstacle que s'écoulait le wadi Shu'ayb.
− Alors, monsieur fait des plans d'état-major, monsieur fait des raisonnements lumineux... Mais monsieur nous entraîne dans des voies sans issue et sans autre repère qu'un horizon magique mais qui ne nous aide en rien !
C'était dit avec une rage froide, contenue mais évidente.
− Pas sans issue, mais une montagne plus loin, voilà tout !
− Voilà tout !... Voilà tout ... On marche des heures vers on ne sait où, et voilà tout !
− Mon Dieu, pour une fois qu'on fait un peu de crapahut...
− Eh bien moi, monsieur, je ne suis pas venu pour faire du crapahut !
Et Boutros/Patrick, en colère, esquisse un retour sur ses pas. Mais je sens bien qu'il hésite et je lui crie ma certitude. Avec fureur.
Et nous repartons dans une descente boudeuse.
Tiens, voilà quelques chèvres. C'est une présence rassurante. Leur gardien n'est peut-être pas loin.
− Ohéééé ... Ohééé
C'est un chien qui répond
− Ouah ! Ouah !..
Là où il y a un chien, il y a forcément un homme. Je renouvelle mon appel :
− Ohhhéééé...
Alors, là-bas, une forme qui se confondait avec le sol et les pierres s'arrache péniblement de sa somnolence et s'anime dans notre direction. C'est un enfant à la peau brune, vêtu d'un chalwar et d'un entaré gris.
− As salam halay ku.
− Oua halay kum as salam.
− Tehraf wadi as Shu'ayb ? (connais-tu l'oued Shu'ayb ?)
− Aywa.
− Aïn yadjoud ? (où est-il ?)
− Tsammata (là-bas)
Et il tend le bras dans la direction de notre marche, au nord-ouest.
Rassurant, non ?
Car il faut bien dire que malgré les raisonnements et les calculs irréprochables, le doute glissait son ombre dans mon esprit.
Et derrière cette troisième montagne que la bouffée de colère et de rancune nous a fait gravir avec plus de hargne, il y avait bien un oued qui coulait. C'était le Shu'ayb, roulant des eaux claires et fraîches dont on s'est aspergés avec bonheur. Elles nous ont lavés de nos rancœurs.
Shuneh est la dernière commune de Jordanie avant la frontière. La nuit est tombée depuis longtemps quand nous y arrivons. Nous nous dirigeons vers quelques boutiques éclairées pour lancer notre demande d'hébergement. Un commerçant sympa nous donne de l'espoir et nous dit de revenir dans une heure. En attendant, nous allons dans une boutique-restaurant où nous commandons le plat unique : C'est un bouillon où nagent des morceaux de légumes et de mouton bien cuit. Un régal.
Finalement, le commerçant sympa n'a pas de solution et nous conseille d'aller à la police. Cela nous a déjà réussi; nous sommes optimistes.
Le poste de police est vaste et confortable, nous ne sommes plus dans le modèle syrien. Le chef nous reçoit dans un bureau vaste et fonctionnel. Nous nous enfonçons dans de grands fauteuils de cuir, puis il conduit un interrogatoire. La routine, mais sérieusement. De temps en temps, un subordonné vient faire son rapport, demander des instructions, dans une attitude respectueuse, avec des gestes militaires. On ne nous offre pas le thé ; on est dans une organisation qui tourne rond. Ailleurs, je veux dire en Syrie, on nous offrait le thé comme pour s'excuser de sa pauvreté et de son impéritie. Ce n'est pas la peine, ici, puisque ça tourne rond. Et qu'il n'y a pas une affaire commerciale à conclure. Je me demande si ce sont les mêmes peuples que nous avons fréquentés, en Jordanie et en Syrie...
Grande police, grands moyens : Au bout d'un temps d'attente qui ne m'a pas semblé très long tant nous sommes bien installés, un homme jeune arrive. Bien mis, costume trois pièces. Le chef de la police nous a mis en relation avec le directeur d'un grand hôtel-club pour vacanciers aisés. La négociation conduite en anglais par Patrick dure peu de temps et nous embarquons dans la voiture du grand directeur qui nous conduit au "Resthouse Dead Sea", une vingtaine de kilomètres au sud de Shuneh. C'est un club situé au bord oriental de la mer Morte. Il doit être répertorié avec cinq étoiles dans les catalogues pour vacanciers cherchant l'exotisme. Nous logeons dans un bungalow tout confort. Malgré l'heure tardive - vingt-deux heures - nous décidons d'aller prendre un bain de nuit dans la mer Morte. On est heureux comme des enfants à l'idée de cette expérience insolite. Tout à fait calme, la mer Morte, ses minuscules vaguelettes viennent mourir pesamment sur le rivage, comme une marée noire. Et vraiment porteuse !.. Flavius Josèphe raconte qu'au cours de la première révolte juive des années soixante, Titus y fit jeter des rebelles liés ensemble par de solides chaînes de fer et qu'ils ne s'y noyèrent pas. Evidemment : Tout corps plongé dans un liquide reçoit une poussée verticale dont la force compense le poids du volume d'eau déplacé. L'eau de la mer Morte, écrit notre guide, a une densité de 1,22, contre 1,03 en mer Méditerranée.
Mais c'est une mer qui rejette le corps à sa surface. Il y est impossible d'exécuter les mouvements de la natation, les membres brassent l'air. Et il faut faire très attention de ne pas s'éclabousser les yeux. S'y baigner une fois pour satisfaire sa curiosité, oui. Mais elle n'est pas une mer ludique.
On est imprégné en sortant de l'eau d'une consistance visqueuse dont on se débarrasse consciencieusement sous une douche d'eau douce bienfaisante.
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