Pèlerinage à pied à Jérusalem

LE CHEVEU d'ABRAHAM

Jean Picard ©


Jeudi 30 novembre : de Jerash à Amman.
Yaoum al khamis, 4 ramadan

La nuit a été bonne et les ablutions sont sommaires. Dans sa très belle demeure, Omar n'a pas prévu de salle de bains mais de simples robinets. Ici, quand on veut faire sa toilette, on va au hammam public et on se fait l'un l'autre un décapage de la peau qui rend léger et propre pour longtemps. Le robinet qui nous est affecté ne procure qu'un mince filet qui permet à peine de rincer les dents.

De la terrasse de sa villa, Omar nous indique le chemin pour sortir de Jerash vers Amman : Nous devons contourner le site de la ville ancienne.

Fondée par les Séleucides, Jerash est d'abord une ville grecque. Conquise par les Maccabées, elle devient une ville juive. Dans leur lutte contre les Grecs, la famille Maccabée − qui s'était employée à fonder une dynastie qui prit le nom d'un ancêtre : Les Asmonéens − demanda l'appui des Romains qui traînaient déjà dans le coin. C'est ainsi que s'établit la tutelle romaine sur les affaires juives et que Jerash devint romaine, puis, tout naturellement, comme tout l'Empire romain d'orient, byzantine. Elle connut alors sept siècles de prospérité qui ont laissé les traces que les touristes du monde entier viennent visiter maintenant : temples, arcs de triomphe, théâtres − dont le théâtre nord de quatre mille places à l'acoustique inégalée − nymphée et hippodrome. Sans oublier les ruines de six églises byzantines, dont l'église dédiée à Saint-Côme et Saint-Damien, deux médecins arabes ayant subi le martyre sous Dioclétien, où subsiste un magnifique tapis de mosaïques animalières.

Patrick prend quelques photos de ces belles ruines. Quelques photos également du marché d'intérêt local et ses milliers de cagettes de légumes et de fruits qui étalent leurs couleurs comme une palette de Vlaminck ou de Mondrian.

La route est dure car la région est toujours aussi montagneuse. Le ciel est couvert, mais il ne pleut pas. La pluie d'hier n'a été qu'une alerte. Après une longue, longue montée, une descente nous amène en douceur dans la vallée du nahr al Arzaq (la rivière bleue). C'est le Yabbok biblique, frontière entre la tribu de Moab, à son nord, et celle d'Ammon, au sud ; les deux fils que Loth fit à ses filles ... à son corps défendant. Il roule ses flots impétueux vers le Jourdain. On se demande d'où vient une eau si vive et abondante dans ce paysage si sec.

La route s'élève le long du flanc sud du Yabbok. Nous dominons maintenant sa vallée dont le "V" très fermé laisse la place à quelques paliers tapissés de cultures. Quand il y a de l'eau, dans ces pays pleins de soleil, la verdure explose. Du reste, beaucoup de pépiniéristes sont installés le long de la route pour vendre des plants d'arbres divers, oliviers et palmiers. Hier, c'était l'étape des bouchers, aujourd'hui, c'est l'étape des pépiniéristes. Plus l'on grimpe, plus le panorama s'étend, plus le spectacle est grandiose. Je m'arrête de temps en temps pour en profiter. Cela permet de souffler. Car la montée est rude. Vraiment. Patrick a pris une grande avance sur moi. Je ne l'aperçois même plus au débouché des grands méandres de la route. Qui monte. Qui monte toujours.

Ce n'est qu'au crépuscule que, lentement, pesamment, je rejoins Patrick dans le dernier village qui s'agrippe au sommet de la dernière côte avant la capitale. Amman est là, en bas, gigantesque. La nuit est complète maintenant et ses lumières se sont allumées, comme des brillants dans une vitrine tendue de velours noir. On va tenter l'hébergement dans ce village de montagne  :
− Fi-h 'a'ila 'and-ha tajir al 'urfa ? (y a-t-il une famille qui ait une chambre à louer ?)
Le visage de l'homme se ferme et il répond avec agressivité une tirade que je ne comprends pas et que je traduis malgré tout à Patrick :
− Non, y a rien. Est-ce que tu crois que le village est à ta disposition ? Y a des hôtels, ici ...
Une bande de jeunes arrive aux nouvelles.
− Fi-h foundouk fi aza al rif ? (il y a un hôtel dans ce village ?)
− Non, t'as rien compris mon vieux. Tu crois pas qu'on va construire un hôtel dans ce village quand y'en a plein à Amman, là, en-bas.
La troupe des badauds, grossie de nouveaux arrivants, rit de bon cœur de notre naïveté.
− Mumkin nanaham fi al masjid ? (est-ce possible de dormir dans la mosquée ?)
− Ça va pas la tête ? dormir dans un sanctuaire !
Ma parole, la moitié du village est là, à rire de plus belle. J'ai bien envie de leur dire, en pensant à la mosquée des Omeyyades à Damas, qu'il leur suffirait de voyager un peu pour trouver des mosquées où l'on accepte ce genre de comportement et qu'alors ma question leur paraîtrait moins risible. Mais je sens bien que cela ne ferait pas avancer notre problème.
− Biza nahmel eh ? (alors, qu'est-ce qu'on fait ?)
− Aïa, tu prends le taxi et tu vas à Amman !
− Alf choukr, ya rajoul (mille fois merci, monsieur)
Et nous reprenons la route avec la rage du dépit.

L'automobiliste qui débouche de la montagne à hauteur de ce village et qui aperçoit les lumières de la capitale est presque arrivé, c'est une question de minutes, mais le piéton harassé, meurtri, repu de kilomètres, échevelé, vidé, qu'on vient d'envoyer paître ...

C'est aux lisières d'Amman que nous pouvons enfin prendre un autobus régulier qui nous débarque à la gare routière, au centre de cette ville tentaculaire.

Clotilde et Gildas, deux jeunes mariés qui ont fait l'année dernière leur voyage de noces à pied, de Paris à Jérusalem, m'ont transmis un renseignement précieux : Hébergement possible par les sœurs salésiennes, dans le quartier des ambassades. C'est vague, mais l'ambassade de France va nous décrypter cela ; et en même temps, on nous y donnera des renseignements sur la situation en Palestine où l'on espère le calme revenu après les soulèvements du début de l'automne.

Pour ce qui concerne la Palestine, les affrontements persistent avec violence. L'ambassadeur n'interdit pas aux ressortissants français de s'y rendre, mais il le leur déconseille fortement.

Pour ce qui concerne les sœurs salésiennes, on nous en donne l'adresse. Mais faute d'une recommandation influente, elles ne nous reçoivent pas.

Nous atterrissons donc dans un hôtel pour routards, dans le quartier du forum et du théâtre romain. La fatigue et la lassitude de nos recherches ont raison de notre curiosité, et nous remettons à demain, jour de repos, la conquête de la ville.

Au vrai, Amman échappera à nos assauts. Entre la lessive, les demandes de renseignements pour le passage en Palestine, les cartes postales et autres correspondances ... Elle présente d'ailleurs peu d'intérêt et les touristes en usent comme base de départ pour visiter Pétra, Jerash et les châteaux du désert. C'est une immense agglomération d'un million et demi d'habitants dont les maisons et immeubles sont montés en désordre à l'assaut de ses dix-neuf collines sans attrait. Les larges avenues quasiment autoroutières qui sillonnent la ville lui confèrent un aspect californien. Elle a l'apparence d'une ville neuve qui vieillit vite et mal. Elle a pourtant un passé aussi vieux que l'Ancien Testament : Elle fut d'abord la capitale des ammonites sous le nom de Rabat-Ammon (le campement d'Ammon), vassalisée par le roi David de Jérusalem, elle tomba sous la coupe de l'Assyrie, tout comme Israël  :

     Sous les assyriens leur triste servitude
     Devint le juste prix de leur ingratitude
     Racine - Esther

Bien qu'elle n'ait encore été qu'un campement de nomades un peu amélioré, l'histoire dit qu'elle dépérit alors et ne dut sa renaissance qu'à Ptolémée II Philadelphe, héritier d'Alexandre le Grand. Elle prit alors le nom de Philadelphie. Après la conquête romaine et son intégration dans la Décapole, après la conversion au christianisme, après la conquête arabe par Abou Soufyan qui lui rendit son nom initial, ou à peu près car c'est alors qu'elle devint Amman, après la domination ottomane, le mandat britannique et enfin l'indépendance, il lui reste curieusement un vestige de son passé gréco-macédonien en la personne de son prélat grec-catholique qui porte toujours le titre d'évêque de Philadelphie.

Elle a donc connu ses heures glorieuses sous les Lagides, les Romains puis les Omeyades et tomba dans l'oubli dès que les Abbassides transportèrent leur capitale de Damas à Bagdad. C'est en 1921 que l'Émir Abdallah en fit sa capitale. La ville d'As Salt(*) était beaucoup plus importante, mais Abdallah était un bédouin, amoureux des espaces libres.

(*) qui a la même racine que "sultan", mais aussi que "lisse", "poli" ; donc la ville du sultan ou bien la ville établie sur un terrain dénudé, glabre.

Il paraît qu'à ses débuts, il régnait sous la tente. Mais la fonction crée l'organe et Amman est devenue une espèce de Babylone moderne où se côtoient kurdes, arméniens, irakiens. Sans compter les innombrables palestiniens chassés de leur terre par les guerres israélo-arabes.

Sur l'immense forum, une foule nombreuse s'affaire autour de marchands de toutes sortes offrant du pain, des cigarettes au détail, des billets de loterie, des babioles et breloques de toutes sortes. L'un d'eux étale sur une natte de raphia une quincaillerie disparate de boulons, vis et pitons récupérés on ne sait où. Mais les seuls qui font réellement affaires sont les fruitiers et les maraîchers qui proposent les magnifiques produits de leurs exploitations. Les fruits, surtout, sont exposés en pyramides étudiées constituées avec soin de pommes et d'oranges que le commerçant a fait reluire une à une avec un linge de coton.

Quand le boulanger proche de notre hôtel ouvre sa boutique, une grande foule s'y précipite. Il faut d'abord passer devant un caissier debout derrière un pupitre qui délivre un ticket édité par une antique machine à calculer à rouleau de papier. On se présente ensuite devant un grand étal sur lequel trois mitrons déversent d'immenses panières. Ici, le pain n'est plus une galette mais n'est pas encore boule ou pain de campagne. Il est comme un petit coussin rond de mie peu cuite enfermée dans une mince croûte blonde sans baisures. Il répand une agréable odeur mélangée de viennoiserie et d'épices indéfinissables. La clientèle se presse nombreuse, maintenant, devant l'étal car le caissier débite plus vite que les deux vendeurs derrière l'étal, et les deux vendeurs écoulent eux-mêmes plus vite que les trois mitrons. Je suis effaré par les quantités emportées par les clients dans de grands sacs de plastique transparent. Je les soupçonne d'être de ces revendeurs comme j'en ai vus sur le forum. Ils vocifèrent tous des mots brefs que je reconnais bientôt être des chiffres. Ou plutôt des nombres :
− Achrin, arbahin, rhamsin (vingt, quarante, cinquante).
Quand ils ont rempli un sac, les vendeurs annoncent :
− Talatin (trente).
Alors celui qui a crié "trente" tend son ticket en échange du sac de pains. Il arrive bien sûr que deux ou plusieurs clients aient exprimé la même quantité, cela donne lieu alors à une petite chamaillerie sans gravité.

Arrivé en première ligne, au bord de l'étal, je remarque que les vendeurs pèsent les sacs. Un doute m'assaille : Ai-je acheté six kilos en croyant acheter six pains ?... Tant pis. Je mêle maintenant mon cri aux autres :
− Setta, setta (six)
Et je suis tout heureux d'emporter mon sac de six pains quelques instants plus tard. Le seul sac qui ne soit pas passé à la pesée.

Pourquoi suis-je si ému à la sortie de cette boulangerie ? Je ne saurais trop dire. Sans doute d'avoir partagé le pain, d'une certaine manière, avec mes étranges frères jordaniens.

En faisant les quelques derniers approvisionnements pour notre route, nous croisons un établissement de restauration rapide dont l'enseigne Mac Donald est si répandue chez nous. C'est le premier que nous rencontrons dans notre périple. En respect du jeûne de Ramadan, toutes ses grandes baies vitrées sont occultées par de grandes bandes de plastique noir afin de cacher les impies qui s'y empiffrent en violation des règles coraniques. Mac Do en deuil.

Nuit calme avant la dernière ligne droite.

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