Après tout, avec mes deux ou trois épaisseurs de cartons qui m'isolaient du sol, le confort de cette nuit a été acceptable malgré l'inondation des lumières crues de la station. Elle fait partie de ces nuits que j'affectionne, au cours desquelles on se réveille cinq ou six fois, on croit qu'elle est terminée, on regarde sa montre... Chic ! Il est encore très tôt et on peut repiquer du nez dans un petit roupillon.
Mais cette nuit, chaque fois que j'entrouvre un œil pour m'enquérir de l'heure, je croise le regard envieux de Patrick, assis sur son sac de couchage. Il n'arrive pas à dormir et fume cigarette sur cigarette. Vers une heure du matin, il me propose de partir, sans trop de conviction.
− T'es pas fou ?
À deux heures, sa proposition devient plus pressante :
− Jean, allons-y, on arrivera de bonne heure.
− Et qu'est-ce qu'on fera à cinq ou six heures du matin ?.. Non, merci.
À trois heures, elle est comminatoire :
− Bon sang, on était convenus de partir de bonne heure. J'en ai marre de ce type qui ne tient pas ses promesses !.. Je vais partir tout seul !
− Paatriiick... dis-je d'un ton suppliant, j'ai promis: de bonne heure, pas de très bonne heure.
Et je me retourne contre le mur, dans mon duvet bien doux.
À quatre heures, Boutros, emporté par la colère, met sa menace à exécution et prend seul la route de Jérusalem, dans un bougonnement d'imprécations me promettant aux gémonies que je reçois atténuées par la miséricordieuse anesthésie du sommeil.
Je me réveille définitivement au lever du soleil et prends la route très rapidement, sans boire, ni manger, ni me débarbouiller. Je suis convaincu de retrouver Boutros au bord de la route, assagi par la lueur du jour et la première douceur du soleil. Instinctivement, je force l'allure malgré la rudesse de la pente. Je prête une attention distraite à la route et ses alentours, pourtant, je distingue sur quelques points hauts quelques-unes de ces fameuses colonies juives en territoire occupé, avec mur d'enceinte et très peu de fenêtres percées sur l'extérieur. Elles présentent un aspect sévère, à mi-chemin entre lotissement populaire et forteresse.
Avec ces nouvelles colonies, qu'on est loin, mon Dieu, de l'esprit des kibboutzim, de ces communautés qui symbolisent la force spirituelle qui anima tout un peuple opprimé vers sa terre promise, quand celles-là procèdent d'une force brutale exercée contre un autre peuple désemparé.
La crainte s'insinue en moi peu à peu. Les traces de guerre, le juif de Toulouse, les colonies, l'humeur de Boutros... C'est ça, la réalité ! Quand moi, je suis porté par la mémoire, l'imagination, la rêverie. Ce pays est-il capable de porter sans les trahir tous mes souvenirs de lectures et toutes mes constructions mentales ?
J'arrive en milieu de matinée dans les faubourgs de la ville, aussi fébrile qu'un enfant de chœur servant sa première messe. Et je n'ai pas rencontré Boutros.
Je demande ma route pour la vieille ville ; par trois fois, on me répond par un haussement d'épaules. Je demande à un quatrième passant s'il parle français, il me répond en se pinçant le nez comme pour traverser un passage nauséabond. C'est une jeune fille qui veut bien m'indiquer la direction générale en m'avertissant que c'est très loin. Au bout de quelques temps, je repère enfin des indications fléchées "bilad al qadim" : la ville ancienne. Je n'ai plus qu'à me laisser guider. Mon cœur bat encore plus fort que sur le mont Gozo, le mont de la joie, au-dessus de Compostelle. Il existe également un mont de la joie à proximité de Jérusalem ; c'est en tous cas le nom qu'ont donné les croisés de Godefroy de Bouillon au mont 'Nabi Samwil', lieu de la sépulture du prophète Samuel d'où ils aperçurent pour la première fois la ville sainte. L'idée du détour m'effleure, je l'aurais consacré à mes amis de Compostelle. Non, la fatigue est trop lourde. Mais je pense bien à vous, mes amis qui avez partagé les joies et les souffrances du chemin de Saint-Jacques : Yvonne et Michel, Anne et Marcel, Josiane, Monique, Florence... et- tous les autres amis jacquaires rencontrés depuis, même si c'est en dehors du chemin, comme Marie-Jeanne et Jean-Pierre.
Ça y est, j'ai en point de mire le Dôme du Rocher brillant de tous ses ors. J'ai dû faire un grand détour malgré moi car j'aborde les remparts par le quartier Yemin Moshe et le mont Sion, au sud. Arrivant de Jéricho et Adoummime, je prévoyais d'aborder la vieille ville par l'est et le mont des Oliviers.
Qu'importe ! Je m'arrête pour imprimer cette première vue dans ma mémoire...Pour ne pas t'oublier, Jérusalem.
J'ai l'intention d'entrer dans la cité par la porte du Lion pour emprunter directement le chemin de Croix. Vieux chrétien convaincu malgré une pratique épisodique, c'est ainsi que j'ai souhaité terminer mon pèlerinage. Il faut donc que je contourne une grande moitié des remparts qui entourent la vieille cité. Je passe la porte de Jaffa qui s'ouvre au pied de la tour de David érigée par Hérode, comme son nom ne l'indique pas. Je longe les remparts en pierre blonde de Judée. La porte nouvelle est déserte ; plus loin, une foule de marchands ambulants inonde les approches de la majestueuse porte de Damas. Ce n'est que dans l'après-midi, dans ma recherche d'un transport pour le retour en France, que j'apprendrai que, depuis le mont Sion jusqu'aux approches de la porte de Damas, j'ai parcouru l'ancienne frontière entre la Jordanie et Israël qui a été balayée par la guerre des six jours.
Après la porte d'Hérode, ô surprise, je rejoins la route de Jéricho par où j'aurais pu arriver. Elle fait une boucle entre la vieille ville et le mont des Oliviers pour contourner un cimetière musulman, à la naissance de la vallée du Cédron. C'est dans cette vallée que se font enterrer juifs et musulmans de qualité pour ne pas manquer la Résurrection, car elle s'identifie à la vallée de Josaphat.
Je suis maintenant au carrefour avec la route de la porte du Lion... J'entre dans la cité, avec émotion, recueillement, vénération. Encore quelques pas pour dépasser l'église Sainte-Anne, et je suis dans la via Dolorosa... Voilà, je mets mes pas dans les derniers pas de Jésus...
Oui, je sais bien que des siècles et des siècles ont accumulé ruines et décombres, effacé rues et venelles, accumulé de nouveaux monuments. Et alors ? Même si "ma" via Dolorosa n'est pas historiquement établie, celle qu'emprunta Jésus est toute proche, enterrée quelque part sous mes pas. D'ailleurs, aucun savant, historien ou archéologue ne pourra effacer les siècles de respect, de prière et de dévotion accumulés par des millions de pèlerins.
Condamnation, flagellation, première chute; la rencontre avec Marie, le coup de main de Simon de Cyrène, la maison de Véronique; les deuxième puis troisième chutes de Jésus conduisent au Saint-Sépulcre qui renferme les cinq dernières stations du Chemin de Croix, avec le Golgotha et le Tombeau.
Le monument est surprenant de complexité, avec ses trois niveaux de culte et ses nombreuses chapelles que se partagent les différentes Églises d'Orient et d'Occident. Il n'y a pas grand monde : L'intifada, cette espèce de guerre sporadique a éloigné tous les pèlerins et l'on ne croise que quelques prêtres et quelques fidèles autochtones. Surtout des femmes, grandes ombres noires. Je m'associe à un groupe en prière, au Golgotha.
Voilà. Mon projet s'achève ici.
Je sors du Saint-Sépulcre heureux comme un enfant, léger comme un oiseau, fier d'avoir accompli mon vœu de pèlerinage entre deux hauts lieux de la Chrétienté.
Il ne me manque que mon vieux copain Patrick pour partager cette joie profonde qui ressemble à de l'exaltation.
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